Texte B4
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"Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir"
Marie Jo Dhavernas, La Revue d’en face, 1er trimestre 1981, n°9-10. Dossier "hétérosexualité et lesbianisme" - pp. 85-94
Parmi les tâches les plus importantes du Mouvement figure, à mon sens, la tentative de repérer constamment ce par quoi nous reproduisons les schémas -théorique et pratique – de la société patriarcale (ce n’est pas d’hier, tout le monde sait que les opprimé-e-s ont tendance à imiter les maîtres). C’est pourquoi je voudrais essayer de montrer, dans la théorie dite "lesbienne radicale" -et que nous qualifions souvent de "séparatiste"– d’une part comment elle s’installe dans les modes de pensée traditionnels plutôt qu’elle ne les détruit et d’autre part ses antinomies.
Je me référerai aux textes diffusés par ce courant à l’occasion de la Rencontre lesbienne des 21 et 22 juin 1980, au tract du 27 octobre 1980 diffusé pour la rencontre féministe de Caen et aux deux articles de Monique Wittig consacrés à ce sujet dans Questions féministes, "La pensée straight" (février 1980) et "On ne naît pas femme" (mai 1980).
A l’origine de cette théorie il y a la critique de l’idéologie de la différence, critique sur laquelle, excepté celles qui sont plongées dans les délices de la féminitude, "traîtresses" et "collabos" peuvent s’entendre avec les lesbiennes radicales. A moins de parler au nom d’une morale abstraite, ce que dénie Monique [1] la première question qui se pose est donc de savoir si le séparatisme est la meilleure façon, voire la seule, de lutter contre l’idéologie de la différence et le système patriarcal dont elle assure la cohésion.
Remarquons d’abord que si le lesbianisme (et de manière plus générale l’homosexualité des deux sexes) met à mal l’idée de complémentarité, il ne peut pas grand chose contre celle de différence, qui la recouvre mais ne s’y réduit pas (les racistes voient les noirs, les Arabes, les Asiatiques, etc. comme différents des blancs, mais pas spécialement complémentaires). Ce n’est pas pour autant sans importance, bien au contraire, puisque le mythe de la complémentarité est la forme spécifique que l’idéologie raciste de la différence (naturelle) emprunte concernant les rapports entre les sexes, du moins dans notre société (et peut-être dans bien d’autres). Mythe véhiculé en permanence par d’innombrables dichotomies sexuellement connotées. De ce point de vue il est hors de doute que le lesbianisme est essentiel et qu’il est un enjeu pour toutes les féministes.
En découle-t-il pour autant que le lesbianisme radical (à ne pas confondre avec la simple pratique homosexuelle) soit nécessaire et suffisant à la destruction du patriarcat ? Pour Monique Wittig, il semble que oui : "(...) "lesbienne" est le seul concept que je connaisse qui soit au delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) n’est pas une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. Car en effet ce qui fait une femme c’est une relation sociale particulière à un homme, relation que nous avons autrefois appelée du servage, relation qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques ("assignation à résidence", corvée domestique, devoir conjugal, production d’enfant illimitée, etc.) relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles" [2]. Cette citation est exemplaire, parce qu’elle éclaire à la fois le caractère illusoire du séparatisme et la manière dont il reste pris dans le discours patriarcal.
La carte n’est pas le territoire
La croyance que refuser tout contact avec des hommes suffit à faire d’une femme une "non femme" suivant l’expression de Wittig, n’est pas qu’illusoire mais, également, contradictoire avec la notion de classe de sexe [3]. Tant que subsistera un système fondé sur l’existence de deux classes de sexe totalement distinctes, et deux seulement, il sera impossible de sortir de celle où on est né-e, car la société continuera à traiter celles qui se veulent "transfuges" [4] de la même manière que les autres, si ce n’est que s’y ajoute la répression spécifique contre les homosexuel-le-s. Les lesbiennes sont elles préservées du viol ? de la drague ? de la discrimination dans le travail ? des insultes sexistes ?... Non bien sûr ; elles s’y exposent peut être moins, mais aussi longtemps qu’elles vivront dans une société patriarcale, "non-femmes" ou pas, elles subiront l’oppression que subissent toutes les femmes.
Dans le passage cité plus haut Monique Wittig mélange allègrement le modèle et la réalité. Cette analyse des devoirs ne correspond à rien au niveau légal (ce qui n’est évidemment pas l’essentiel) mais surtout n’exprime pas la réalité des femmes en France aujourd’hui – et encore moins celle des hétérosexuelles féministes. Il y a bien sûr encore de ça dans la situation "normale" mais quelle proportion de femmes vivent réellement une telle situation ? Outre son caractère méprisant à l’égard des hétérosexuelles, présumées consentantes à un tel esclavage, cette analyse n’exprime que le statut féminin idéal pour le patriarcat, mais pas le vécu d’un nombre grandissant de femmes (…).
L’hétérosexualité, lit-on dans le texte "A propos de la collaboration" [5] "dépolitise l’antagonisme hommes/femmes en individualisant et en "humanisant" les rapports d’oppression". Drôle de conception de notre vieux mot d’ordre le personnel est politique (réaffirmé formellement par les séparatistes) qui, dans cette optique, devrait plutôt se dire : il n’y a pas de personnel, mais seulement du politique. Les lesbiennes radicales réduisent le personnel au politique, symétriquement au patriarcat qui réduit le politique au personnel ou dénie la dimension affective du politique. L’affirmation féministe, au contraire, c’est que l’affectif et le politique se traversent et s’investissent mutuellement, sans que l’on puisse les réduire l’un à l’autre.
Toute femme est une femme
Que tout homme soit, de par sa condition sexuelle, en position d’oppresseur n’implique pas que tout individu masculin se réduise à sa position d’oppresseur – pas plus que nous ne nous réduisons à notre condition d’opprimées (si c’était le cas nous ne pourrions même pas nous mettre en lutte). C’est bien parce que l’oppression échoue à faire de purs oppresseurs et de pures opprimées que la libération est concevable : et il est certainement plus opératoire de repérer les défaites du système que d’en grossir les victoires.
La notion même de "non-femme" (c’est ainsi, on l’a vu, que Monique Wittig caractérise les lesbiennes) implique que l’on puisse sortir de sa "classe de sexe" ; mais alors si une femme peut échapper à son statut d’opprimée en cessant tout contact avec les hommes, en toute logique un homme devrait pouvoir échapper à son statut d’oppresseur en cessant tout contact avec les femmes.
Comment concilier l’existence des "non-femmes" avec l’affirmation "tout homme est un homme, tout homme est un violeur" [6] ? Quelle est cette différence entre les deux sexes qui ferait qu’une femme qui n’est pas "appropriée" cesse d’être une femme tandis qu’un homme qui ne "s’approprie" aucune femme ne cesse pas d’être un homme ? Il faut choisir : ou bien les "classes de sexe" sont des cadres si rigides qu’on ne pourra pas même glisser un doigt de pied en dehors avant que le dernier misogyne soit pendu avec les tripes du dernier phallocrate, et alors il est vrai que "tout homme est un violeur, tout homme est un homme" ; mais dans ce cas il ne peut pas exister non plus de féministe, et encore moins de non-femmes. ou bien il est possible de sortir de sa "classe de sexe" et il y a des non-femmes mais alors il y a aussi, au moins virtuellement, des non-hommes, qui ne sont donc pas des oppresseurs et avec lesquels les relations ne peuvent pas être d’opprimées à oppresseur, et donc pas non plus de collaboration : ce qui réintroduit paradoxalement l’hétérosexualité avec ces "non-hommes"-là, l’hétérosexualité et même, à la limite, met en cause la non-mixité du Mouvement.
Ou encore, les choses ne sont pas si simples, l’oppression a des degrés divers, femmes et hommes appartiennent objectivement à leur "classe de sexe" respective sans pour autant s’y limiter, et les comportements, actes, paroles, sont plus importants au niveau de chaque individu que l’appartenance sociale et biologique à un sexe, et des femmes peuvent être de plus en plus féministes, comme des hommes peuvent être de moins en moins phallocrates, pas tout en même temps ni à la même vitesse.
Cette façon de voir les choses est d’ailleurs la seule grâce à laquelle je puisse concevoir une libération : car je m’imagine mal qu’un coup d’état ou une révolution violente, ni même une partition géographique (en admettant que ces solutions ne soient pas délirantes) puisse mettre fin tout d’un coup à l’idéologie sexiste et à l’intériorisation qui en est faite par les femmes et par les hommes. (…)
Qu’il y ait continuité entre la plus petite discrimination et le plus extrême asservissement ne signifie pas que tout se vaut ; et pratiquer l’inflation verbale, assimiler la drague au viol et le fantasme au passage à l’acte, c’est rendre le viol plus anodin, c’est offrir des arguments aux hommes qui se dédouanent de leurs pratiques phallocratiques en les attribuant au système, qui se déchargent de leur culpabilité d’auteurs actifs de l’oppression en la mettant sur le compte du rôle que leur assigne la société patriarcale. S’ils sont des violeurs même quand ils n’ont violé personne, pourquoi se gêneraient-ils ? Ce n’est pas de leur faute, c’est le Système, c’est la misère sexuelle, c’est leur éducation, etc. ; on connaît bien ce discours. Or la seule façon de les faire changer c’est de les obliger à reconnaître leur responsabilité personnelle dans la perpétuation de l’oppression, c’est de leur ôter toute échappatoire idéologique aussi bien que matérielle : tout amalgamer va à l’encontre de cette prise de conscience que nous ne devons cesser de provoquer.
Toutes les mêmes ?
Car les lesbiennes radicales semblent oublier que la fin de l’oppression implique, ou bien que les hommes soient exterminés (ce qui est irréaliste, à supposer que ce soit souhaitable), ou bien qu’ils changent totalement. Et toutes les manières de favoriser cet objectif participent du féminisme. Les exclure de nos luttes et de nos lieux est une de ces manières, qui a déjà commencé à montrer son efficacité, notamment en forçant bon nombre d’entre eux à admettre justement que ce n’était pas seulement le "système" qui nous opprimait, mais aussi eux personnellement en tant qu’agent de ce système ; et puis en leur apprenant à relativiser, en détruisant le socle de leur fatuité et de bien d’autres manières. Cesser toute relation avec eux est une stratégie dont je ne mets pas en doute l’utilité. Mais s’affronter à eux au jour le jour, leur montrer en permanence en quoi il sont oppressifs, changer les rapports de force en conquérant notre liberté non pas seulement en dehors d’eux mais face à eux, les contraindre de plus en plus à reconnaître à travers chacune de nous que les femmes sont des personnes et non pas des objets, détruire leurs intérêts à la conservation de leurs privilèges en faisant en sorte qu’ils retirent à les exercer plus d’avanies que d’avantage, même si cette lutte est imprégnée d’affectivité (toutes les luttes le sont, me semble-t-il –quoique de mille manières), c’est le mode hétérosexuel et hétérosocial du combat féministe. On a le droit de ne pas aimer ça ; on a aussi le droit de l’aimer. Et je n’ai pas encore vu, dans les textes séparatistes, en quoi le lesbianisme suffisait à déraciner la mentalité phallocratique sans laquelle le patriarcat ne pourrait se maintenir.
"Nous n’aimons pas les hommes", écrit Monique. Nous non plus : nous aimons des hommes. "Nous n’aimons pas les femmes" renchérit Icamabia [7]. Nous non plus : nous aimons des femmes. Notre solidarité n’a pas besoin de passer par l’amour, mais réciproquement notre amour n’a pas besoin de passer par la solidarité. Nous sommes solidaires d’une "classe de sexe" mais nous aimons des individu-e-s.
Les femmes, écrit Monique, "apprennent à trahir leur classe au profit des Autres", à "se couper de la Même, [à] la trahir". La Même ? Quelle Même ? Pour moi chacun-e est un-e autre, quel que soit son sexe. Rien ne me fait plus horreur que cette identité fusionnelle, dans l’apologie de laquelle se rejoignent, en partant de prémisses opposées, les lesbiennes radicales et les chantresses de la féminitude. Si les femmes m’étaient identiques, en quoi m’intéresseraient elles ? Je n’ai pas besoin de me contempler dans un miroir (…)
Les lesbiennes radicales écrivent que le patriarcat nous sépare (Icamabia), que "l’hétéroppression [divise] radicalement les femmes" [8]. Mais parler de la séparation des femmes par le patriarcat sans dire que c’est également lui qui nous unit, dire (Tract de Caen) que le lesbianisme est "la racine" du féminisme, cela suppose l’adhésion (pas forcément consciente) à la conception qui pose une unité des femmes indépendamment du patriarcat, hors de lui ou avant lui : par où s’opère un retour oblique de la "Différence". Si la différence (naturelle) des sexes n’existe pas, nous n’avons en commun que notre oppression et son intériorisation : nous ne sommes pas les mêmes, nous sommes seulement dans la même situation. Quant à "ce qui nous divise", ce n’est pas l’hétérosexualité, qui n’empêche en rien de lutter ensemble, mais bien plutôt la tentative de trier les lentilles "non-femmes" d’avec les cailloux "femmes".
Je ne veux pas plus être définie pas mon "choix d’objet" que par mon appartenance biologique. Je suis hétéro ? C’est vous qui le dites. Moi je ne me reconnais dans aucune catégorie, et chacune de mes relations est singulière.
Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine
Quel est ce fantasme d’homogénéité qui pousse certaines à un féminiotisme cocardier, plus revanchard que subversif ("trahison"…) au point de leur faire reprendre à leur compte les catégories patriarcales au lieu de les détruire ? Je ne cherche pas à nier les divergences entre le séparatisme et la féminitude, mais il est temps de voir ce qu’ils ont en commun. Rien de plus éclairant là-dessus que "L’Autre de la nature", discussion entre F. Dédat, X. Gauthier, L. Irigaray et A.-M. de Vilaine [9]. Irigaray y affirme : "le féminin dans l’homme n’équivaut pas au féminin de la femme, le masculin dans la femme au masculin de l’homme ; il y aurait donc une essence du masculin et une essence du féminin, extérieure aux hommes et aux femmes mais s’incarnant en eux. Rien de plus opposé à première vue à cet idéalisme éthéré que le positivisme laborieux du lesbianisme radical ; seulement le résultat est le même : l’imposition des normes. Écoutons encore Irigaray : « la bisexualité [10], très à la mode depuis peu, me semble une "promotion" assez piégée (…) Quand nous renions notre différence pour conquérir l’égalité, ne sommes nous pas complices d’un tel processus ? En fait, d’une escalade de l’impérialisme occidental masculin ? Refuser l’oppression des femmes ne revient pas à renoncer à notre corps, notre sexe, notre imaginaire, notre parole… mais à les découvrir et à les dire dans leurs valeurs. "Lutter contre le racisme signifie-t-il renier sa race" ? On peut difficilement voir une coïncidence dans les similitudes de langage des deux discours. Pour les unes je trahis ma classe, pour les autres je renie mon sexe. Pour les unes je suis collabo, pour les autres complice. Les unes et les autres s’entendent à nier mon désir.
Notre corps, notre sexe, notre imaginaire, notre parole ? Où voyez vous ça ? J’ai un corps pour moi toute seule, et qu’il soit structuré comme celui des autres femmes n’implique pas qu’il éprouve les mêmes désirs, les mêmes plaisirs (…) J’ai une parole à moi, qui n’est ni celle de Wittig ni celle d’Irigaray, à preuve nos divergences. (…) Si nous –certaines féministes– avons refusé que les hommes parlent à notre place (ou plutôt à nos places) ce n’est pas pour accepter que des femmes prennent la relève (…).
Priez d’abord, la grâce viendra ensuite
Les lesbiennes radicales affirment que leur homosexualité est un "choix politique". Conception originale qui, appliquée à n’importe quoi d’autre, paraîtrait un tant soi peu saugrenue : on considère habituellement qu’un désir amène à faire un choix ; il faut croire qu’il suffit de devenir féministe pour que s’inversent la cause et l’effet, et que le choix provoque le désir.
J’admets sans problème qu’une partie des désirs peut se modifier, et ce en fonction d’une évolution idéologique, qu’on a bien le droit d’appeler "choix" par commodité ou encore si on croit au libre arbitre. Mais dans ce dernier cas, comment expliquer l’intériorisation des valeurs patriarcales ? si les femmes ont si longtemps supporté l’oppression, c’est bien qu’elles n’étaient pas absolument "libres".
Mais il est vrai qu’il y a des situations, des possibilités, des idées nouvelles qui peuvent susciter des désirs ou les modifier, ou révéler ce que cachait l’impossibilité de les satisfaire. C’est pourquoi le féminisme provoqua souvent des désirs homo ou bisexuels. Ce n’est pas une décision : c’est seulement une censure qui s’est levée, une organisation qui s’est modifiée. Les lesbiennes radicales le reconnaissent explicitement, du moins si elles sont d’accord avec la phrase de l’une d’elles : "à l’époque, je n’avais pas encore découvert mon homosexualité" [11]. Si on peut la découvrir, c’est bien qu’elle était déjà là, et qu’il ne s’agit pas d’un « choix politique » au sens où on adhère à un parti ; quel militant pourrait dire "à l’époque j’étais de droite, je n’avais pas encore découvert mon socialisme". Le "choix" du lesbianisme implique un désir préalable, éventuellement inconscient, ou peut-être moins fort à un moment donné que le désir hétérosexuel cohabitant. Les lesbiennes radicales le savent si bien qu’elles parlent du "refoulé homosexuel des hétérosexuelles". Ce qui présuppose l’acceptation de la notion d’inconscient, laquelle ne veut strictement rien dire si l’on prétend que l’on peut "choisir" ses désirs. (…)
L’occupation imaginaire
Résistance, collabos, kapos, ce sont les termes dans lesquels se pose le problème pour les lesbiennes séparatistes. Certaines d’entre elles, voulant atténuer le caractère insultant de la notion de "collabo", disent qu’il s’agit de la collaboration de classe et non d’une analogie avec la collaboration pro-nazie. Mais alors que vient faire le terme "kapo" appliqué aux lesbiennes qualifiées de honteuses parce qu’elles ne sont pas séparatistes ? [12]. A quoi renvoie kapo si ce n’est à l’hitlérisme ? Il en va de même pour collabo : si certains syndicats sont accusés fréquemment de collaboration de classe, on n’appelle pas pour autant leurs militants des "collabos". Déniant la référence à la deuxième guerre mondiale mais employant des termes qui en sont connotés, les lesbiennes radicales semblent désireuses de jouer sur l’ambiguïté. Je préfère les prendre au pied de la lettre. Collabos, kapos, résistance ? Alors voyons ce que signifie concrètement cette analogie.
Désirant se mettre en position d’exclues et non d’excluantes, les séparatistes se déclarent prêtes à mener des luttes avec les féministes hétérosexuelles (=collabos) et leurs complices, les féministes lesbiennes non séparatistes (=kapos). Or si l’analogie doit être prise au sérieux, voyons le reste des correspondances : les femmes sont les équivalents des Français sous l’occupation, les hommes des Allemands. Les résistant-e-s allemands qui sont ils ? Logiquement, ce sont les homosexuels masculins (phallocrate ou pas, puisque le critère ce n’est pas ça mais "l’appropriation privée"). Alors que veut dire l’affirmation de la solidarité des séparatistes avec les hétéros et les lesbiennes non radicales ? Les lesbiennes radicales s’imaginent-elles que les résistants ont mené des luttes avec les collabos, contre les allemands tous confondus, qu’ils soient nazis ou résistants ? Si elles étaient conséquentes dans leur "analyse" du patriarcat, elles devraient se sentir du côté non pas des "collabos" et des "kapos", qu’au contraire elles devraient combattre au même titre que les "nazis" (les hommes hétéro) mais du côté des "résistants allemands" : hommes homosexuels (ou pratiquant la chasteté). Du même coup, exit le féminisme (on l’avait d’ailleurs déjà remarqué). Le modèle "seconde guerre mondiale" est incompatible avec le modèle "classes de sexe", et le mélange des deux explique l’incohérence des théories séparatistes. Faute d’analyser l’oppression sexuelle dans sa complexité et sa spécificité, les lesbiennes radicales sont obligées de faire entrer vaille que vaille notre réalité concrète dans des schémas qui ne sont pas faits pour elles, de remplacer le travail de recherche par le recours à l’imaginaire, de se glisser dans l’histoire des autres opprimées plutôt que de mettre au jour notre histoire propre.
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[1] Dans un des textes de la rencontre lesbienne de juin 1980, que la Revue d’en face reproduit dans son dossier. Il ne s’agit pas de Monique Wittig.
[2] « On ne naît pas femme », Questions féministes, n°7, mai 1980
[3] J’ai quelques réserves concernant la notion de « classe de sexe » qui non seulement ne rend compte que de l’exploitation et risque d’y réduire l’analyse de l’oppression, mais ne dit rien sur le caractère de caste de la division des rôles. Mais je lui trouve aussi des avantages, et je l’emploierai ici par commodité
[4] Monique Wittig, op.cit.
[5] « A propos de la collaboration », un des textes de la Rencontre lesbiennes des 21 et 22 juin 1980
[6] Rencontre lesbienne des 21 et 22 juin 1980 (ce slogan a été aussi produit sous forme d’affiche avec en fond un visage masculin)
[7] Autre texte de la Rencontre lesbienne des 21 et 22 juin 1980
[8] « A propos de la collaboration », op. cit.
[9] Sorcières, n°20, « La nature assassinée »
[10] Le terme n’est pas à prendre ici dans le sens de « pratique sexuelle homo + hétéro » mais d’androgynie
[11] Réunion tenue à l’association « Elles tournent la page » dans le cours du printemps 1980
[12] lors de la rencontre des 21 22 juin 1980, une affichette était rédigée ainsi : hétéroféministes =collabos, lesbiennes féministes = kapos du patriarcat