Mixité, non mixité : heurts et dialogues d’un mouvement autonome entre 1980 et 2000

samedi 16 juin 2012
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Mixité, non mixité : heurts et dialogues d’un mouvement autonome entre 1980 -2000

Catherine Gonnard [1]

Prenant sa double expérience de journaliste et de militante dans le mouvement lesbien féministe et dans le mouvement LGBT comme fil conducteur, Catherine Gonnard tentera de réfléchir l’apport mutuel de ces deux mouvements souvent pensés comme antagonistes. Elle s’intéressera aux débats, luttes, réflexions, influences et confrontations qu’ont permis les allers-retours entre les deux mouvements. Au-delà des clivages d’époque, il nous faut maintenant étudier cette diversité des dialogues qui permet de comprendre aussi une partie de la situation actuelle et des enjeux autour de la question Queer.

A mes amis/amies de lutte, partis beaucoup trop tôt.

En me retournant sur mes années militantes et en voulant les analyser, je sais par mon expérience de chercheuse dans d’autres domaines des sciences humaines, combien il est difficile d’être à la fois témoin et avoir une lecture objective de ce que nous avons vécu, combien nous sommes liés à nos amitiés, à nos engagements, à notre jeunesse ainsi qu’à une lecture temporelle, souvent morcelée… Aussi, est-ce plutôt des esquisses de réflexions, d’analyses que je vous propose.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la mixité politique est extrêmement récente lorsque le mouvement féministe et lesbien prend la parole au début des années 1970 les françaises ne sont citoyennes éligibles et électrices que depuis avril 1944 et donc n’ont qu’une courte expérience dans les structures politiques et partis politiques même si une minorité avait pu militer dans des partis politiques (communistes, socialistes…) avant la seconde guerre mondiale. Les récentes études historiques sur le sujet [2] estiment que les femmes n’entrent réellement en politique avec un comportement similaire à celui des hommes qu’à partir des années 1970. Les jeunes femmes de 68 dans les rues, les meetings et sur les barricades sont en fait les premières à entrer massivement en politique, et donc à revendiquer leur place dans les structures mises en œuvre par les hommes depuis les débuts de la troisième république. De même, on considère que la mixité dans l’éducation et ce, à tous les niveaux, n’existe vraiment qu’à partir de 1976. Si historiquement en 1897, la féministe Marguerite Durand avait décidé de faire de son journal La Fronde un journal non mixte, il s’agissait à l’époque d’une analyse pragmatique pour combattre les stéréotypes, éviter que l’on puisse dire qu’au crédit d’une seule présence masculine serait portée l’intelligence des analyses ou même l’existence du journal. La non mixité des années 1970 était d’abord pour les militantes féministes la possibilité de dire et de faire entendre une parole singulière, inaudible au milieu des discours politiques masculins. La mixité dont nous parlons dans le milieu gay et lesbien est dans les faits une nouveauté : face à face, deux groupes sociaux, basés sur le genre, rejetés jusque-là par la société mais n’ayant pas les mêmes poids dans la vie de la cité, ni la même histoire politique. Lesbiennes et gays ne partagent alors que le outing, c’est à dire le fait de se revendiquer homosexuel, l’expérience de cet acte de verbalisation de soi et une répression commune mais non similaire. Cette volonté de mixité pour un combat commun est d’autant plus révolutionnaire que les lieux de mixité sociale jusque-là reconnus, sont surtout ceux liés à la reproduction et aux désirs et qu’il ne s’agit justement pas de cela (du moins dans les années 80 où l’homoparentalité n’est pas au programme militant).

Pour une lesbienne désireuse de passer à l’action militante au début des années 1980 plusieurs possibilités s’offraient à elle : participer à un groupe exclusivement lesbien, travailler dans un groupe lesbien et gay mais rarement à parité, ou participer à un groupe lesbien engagé dans des actions communes avec les gays. De fait, derrière les notions de mixité ou de non-mixité, il s’agissait de définir les liens qui pouvaient nous unir aux gays pour une lutte commune ou non. Mon expérience de 20 ans dans des groupes ou collectifs non mixtes et mixtes (le MIEL(mouvement d’information et d’expression des lesbiennes), le CUARH (comité d’urgence anti-répression homosexuelle), le mensuel Homophonies et le mensuel Lesbia -notamment- m’ont fait analyser régulièrement l’impact mutuel de l’un et l’autre mouvement. En 1980-1981, quand j’ai commencé à militer, la rupture avec les groupes gays paraissait d’autant plus évidente que nous avions les outils théoriques pour penser la place des lesbiennes. Déjà le mouvement lesbien se partageait entre celles qui choisissaient de se définir comme lesbiennes radicales, parfois même séparatistes, lesbiennes féministes, ou seulement comme lesbiennes en refusant les autres étiquettes comme au mensuel Lesbia à partir de 1981. Cependant, il apparaissait à l’expérience (et l’on sait combien le quotidien est politique), que celles qui choisissaient de travailler avec les gays étaient souvent celles qui, très jeunes, avaient plus souffert des discriminations liées à leur orientation sexuelle ou à la performativité de leur identité lesbienne que des discriminations faites aux femmes et donc se reconnaissaient plus spontanément dans les luttes contre les discriminations portées par le mouvement mixte. Enfin, certains groupes lesbiens plus réformistes comme le MIEL à Paris ont choisi de participer à la fois au mouvement féministe et au mouvement fédératif lesbien et gay comme le CUARH avec le clair objectif stratégique de faire changer les lois les plus discriminatoires. Les gays les plus politisés venaient pour beaucoup de l’extrême gauche (notamment de la Ligue Communiste Révolutionnaire) et avaient déjà travaillé avec des féministes dans leurs groupes politiques. D’autres plus âgés avaient une pratique très réduite de la mixité, d’autant que beaucoup ne l’avaient pas connue dans leur parcours scolaire, sur leur lieu de travail et vivaient surtout dans des milieux masculins. Les heurts étaient donc importants et parfois verbalement violents avec les lesbiennes militantes, souvent plus jeunes, qui avaient une forte culture politique et féministe, c’est le plus souvent cette violence qui allait à l’encontre des stéréotypes féminins que les témoins masculins retiennent, d’autant que pour exister au sein des groupes mixtes, il fallait parfois grossir le trait du côté lesbien.

Il faut aussi signaler que le dialogue a été d’autant plus fructueux que le mouvement lesbien autonome était fort et permettait aux lesbiennes dans la mixité d’avoir une voix forte. Cependant, dialogues et débats étaient au centre des préoccupations notamment dans les journaux comme Homophonies et Masques ou au CUARH. Penser que les gays ne voyaient dans les lesbiennes que des alibis pour une bonne conscience politique serait un peu simpliste, pour eux aussi le dialogue était nécessaire pour avancer et la mixité une nécessité politique. Rien qu’en lisant les acronymes actuels du mouvement LGBT (Lesbien gay bisexuel transexuel), on sait l’impact de ce dialogue commencé par la volonté d’une plus grande visibilité des lesbiennes dans le vocabulaire et la présentation des groupes. Visibilité qui était souvent au cœur du débat pour les journaux mixtes notamment pour l’illustration des couvertures mais aussi les titres des articles et la dénomination des militants/tes.

En devant penser et dire la place des lesbiennes à partir des analyses féministes dont elles étaient porteuses, les gays ont eux aussi été amenés à réfléchir leur place et la façon de se désigner. Les termes "lesbiens" et "gays" aux définitions plus politiques ont peu à peu fait disparaître les termes "homosexuels/llesé". De même, la définition du mouvement mixte et de ses composantes est issue de ces débats. Faut-il rappeler qu’à la fin des années 70 et début des années 80, les groupes pédophiles participaient à la "mouvance homosexuelle" en France et dans la plupart des pays. Ces groupes issus des réflexions sur la liberté sexuelle des années 70 et du droit des enfants à la sexualité (sic)… semblaient avoir une place légitime au sein du mouvement lesbien et gay pour beaucoup de gays qui craignaient toute répression. Le débat sur la légitimité de leur présence, porté d’abord par les lesbiennes scandinaves dans le mouvement international, relayé ensuite par la plupart des lesbiennes des mouvements nationaux, a permis à toutes et tous de définir peu à peu ce qu’était un acte sexuel assumé, le consentement, de parler du viol des femmes, du viol des garçons, du viol des enfants mais aussi du viol de filles par leur mère, et donc de définir de manière de plus en plus précise l’inacceptable. Cela a abouti à l’exclusion des groupes pédophiles de toutes les structures militantes nationales et internationales, et à une définition plus précise de l’orientation sexuelle. Parallèlement, ce débat a aussi permis de déconstruire la "biologisation" des comportements genrés face aux enfants et sans doute abouti à l’approche actuelle de l’homoparentalité.
Par ailleurs, l’apprentissage des modes de vie des uns et des autres, a amené tout un ensemble de réflexions sur la sexualité, notamment sur certaines pratiques sexuelles comme le sadomasochisme, alors peu abordées dans le mouvement lesbien. La mixité a, sans doute, libéré une parole lesbienne sur la sexualité souvent censurée dans les milieux féministes. Il est évident aussi que la lutte des gays face à la maladie au moment de la grande épidémie du sida à amené nombre de lesbiennes à réfléchir le corps face à la maladie, face au corps médical et à mieux verbaliser l’impact du cancer du sein pour leur communauté, sans compter aussi que les lesbiennes des groupes mixtes ont alors été aussi des vecteurs importants de l’information sur le sida pour toutes les femmes.

Enfin les analyses faites avec les gays sur les différents aspects de la discrimination homophobe ont permis parallèlement aux lesbiennes des groupes non mixtes de construire le discours spécifique sur la lesbophobie. L’abrogation des lois discriminatoires, les luttes pour le droit à la garde des enfants pour les gays et lesbiennes, parents divorcés, ont permis aussi de construire peu à peu un discours de revendications pour la reconnaissance sociale du couple gay et du couple lesbien : pacs, droit au mariage, à l’adoption, à l’homoparentalité… sont autant de luttes menées ensemble qui permettent à beaucoup, lesbiennes ou gays, de vivre mieux aujourd’hui.


[1Catherine Gonnard, coauteure avec Elisabeth Lebovivi, de Femmes artistes, de 1880 à nos jours, 2007, éditions Hazan. Journaliste durant 25 ans dans la presse gay et lesbienne (Homophonie, Lesbia, Têtu...). Coauteure avec la réalisatrice Josée Constantin de deux courts métrages : Lesbien raisonnable et Elula, les hommes on s’en fout. Coauteure avec la réalisatrice Anne Marie Gourier d’un DVD sur l’Union des femmes peintres et sculpteurs. Elle poursuit ses recherches en "cultural studies".

[2Riot Sarcey Michèle (dir.) De la différence des sexes. Le genre en histoire, 2010


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