Les lesbiennes dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale
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I - MOUVEMENTS FÉMINISTES ET CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ LESBIENNE 1870-1939
II - LES LESBIENNES DANS LA TOURMENTE DE LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE
PRÉFACE
Pourquoi ce document, pourquoi ces recherches, pourquoi après tant d’années en parler encore ?
Je suis née en 1939 et ce passé me bouleverse toujours, je le porte dans mon cœur et il ne cesse de m’interroger.
Il y a des silences que je trouve d’une grande violence au sujet des lesbiennes victimes, au même titre que toutes les victimes, de cette période de barbarie extrême.
J’ai découvert très tôt les premiers documents, les premières photographies des camps nazis, et entendu des récits effroyables. J’ai vu des déportés revenir dans un état physique et moral indicible. L’horreur du fascisme, du nazisme, et de ce que furent les camps de concentration, m’a été inculquée très fortement par ma famille, de même que l’attachement à la démocratie et le rejet de toutes formes de dictatures, politiques ou religieuses.
Au lycée, j’ai eu la chance d’avoir une femme professeur d’histoire extraordinaire et, plus tard ayant choisi le domaine artistique pour ma vie professionnelle, j’ai bénéficié de très bons enseignants en Histoire de l’Art et en Histoire des Civilisations.
Ma première découverte concernant les différences de points de vue historiques s’est faite en lisant les chapitres sur la Révolution Française dans deux livres, l’un était utilisé dans une école religieuse et l’autre au lycée laïque ; certes le sujet était le même, mais il était relaté et analysé de manière fort différente. Cette constatation fut pour moi importante, de même que la découverte de Fernand Braudel et de sa conception de « l’Histoire sur la longue durée ».
La rencontre avec une lesbienne qui fut déportée à Ravensbrück m’a particulièrement marquée.
À l’époque, j’étais trop jeune et trop intimidée pour me permettre de l’interroger, aujourd’hui je serais en mesure de poser les bonnes questions.
Lesbienne féministe, je m’intéresse particulièrement à l’histoire des femmes, et ce à toutes les époques et dans toutes les civilisations.
Ayant lu beaucoup de livres, d’articles et d’études sur la deuxième guerre mondiale, je me suis demandé pourquoi il n’y avait rien ou si peu de textes à propos des lesbiennes.
Heureusement, depuis quelques années il y a des historiennes féministes. Elles ont fait des recherches et ont écrit sur les lesbiennes combattantes, résistantes et déportées.
Mais il existe toujours un déficit dans le continuum de notre histoire et des preuves à trouver.
Il est nécessaire non seulement de continuer à chercher, mais également de mettre d’avantage en lumière ce que nous savons. Il serait bon de constituer un réseau d’enquête très large au niveau de la France et de l’Europe pour fouiller dans les archives, questionner les institutions et les familles.
L’Histoire n’est pas figée dans une seule vérité intangible, elle est sans cesse à revisiter, à repenser. L’Histoire des femmes est à réécrire, car elle est en très grande partie rédigée dans un esprit partisan et patriarcal. Si, depuis quelques décennies, des historiennes nous en donnent une lecture plus juste, le travail d’investigation qui concerne la place des femmes, et en particulier des lesbiennes, est loin d’être terminé.
Pour nos compagnes, pour que leur souvenir ne disparaisse pas, je demande à toutes personnes détentrices de renseignements concernant les lesbiennes dans l’Armée, la Résistance et celles qui furent déportées, de me les communiquer. Toutes les bonnes volontés seront les bienvenues pour enquêter dans les familles, chercher dans les archives, rencontrer des personnes possédant des documents et participer ainsi à ce travail de mémoire.
Espérons l’impossible car c’est peut-être
une bassesse que de mettre ses espoirs
en lieu sûr. (Nathalie Cliffort Barney)
INTRODUCTION
En préambule, je me dois de préciser, que toutes les victimes de la barbarie nazie sont à déplorer, quelles qu’elles soient. Parler d’une seule catégorie n’exclut pas les autres. Il n’est nullement question d’un jugement de valeur dans mon propos.
Explorer une partie de l’histoire des femmes homosexuelles est un choix, car à ce jour son écriture n’est pas achevée, et en particulier en ce qui concerne la période de la deuxième guerre mondiale.
L’histoire sociale des lesbiennes, de leurs premières visibilités, revendications et manifestations publiques étant indissociables des mouvements féministes, il me paraît utile de résumer l’évolution et la place des lesbiennes dans ce parcours. De même, pour mieux comprendre les théories et les actions générées par le nazisme, il est nécessaire de rappeler les courants de pensées politiques et sociales des années qui ont précédé son avènement.
La période prise en compte dans le premier chapitre va du début de la Troisième République à 1939. Le deuxième chapitre concerne les lesbiennes dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale, leurs engagements dans l’Armée, la Résistance et leur déportation.
Ce second chapitre pose d’énormes problèmes. Il comporte trop de ’’blancs’’, trop de non-dits, de silences et d’omissions, volontaires ou non.
Il est bien certain que le patriarcat misogyne remonte très très loin dans le temps, mais la pensée contemporaine qui se nourrit du passé, crée ses propres concepts anti homosexuels et lesbophobes ; c’est une des raisons, et pas des moindres, de cette occultation mémorielle.
Si l’Histoire des femmes est en réécriture depuis quelques décennies, celle des lesbiennes l’est également. Il me paraît inconcevable que nous ne puissions pas continuer à faire des recherches concernant cette période tragique de 39/45, d’autant que les archives sont maintenant disponibles.
Les femmes ont raison de se rebeller
contre les lois parce que nous les avons
faites sans elles. (Montaigne)
TROISIÈME RÉPUBLIQUE (1870-1914)
La troisième République se caractérise par la constitution d’organisations féministes, réformistes, structurées et plus durables.
Marie Deraimes et Léon Richier fondent le 16 avril 1870 « L’association pour le droit des femmes », présidée par Victor Hugo. Le premier groupe suffragiste est créé en 1876 par Hubertine Auclert, la première activiste à utiliser le mot féministe. Marguerite Durant fonde le journal « La Fronde », premier quotidien entièrement rédigé, imprimé et vendu par des femmes. Il disparaît en 1905.
En 1884, on compte environ une soixantaine d’associations féminines dont la plupart sont de gauche. Si quelques hommes dont Jean Jaurès sont favorables à leurs revendications, le droit de vote ne leur est toujours pas accordé.
Une première manifestation pour le suffrage féminin a lieu le 3 mai 1908.
Le 5 juillet 1914, Louise Somauneau et un groupe de femmes socialistes organisent une grande manifestation ; 6 000 femmes y participent : première affirmation de cette envergure dans la rue, qui devient la première « Journée des Femmes en France ».
En Angleterre, Millicent Fawcett fonde l’Union Nationale pour le suffrage des femmes « National Union of Women’s » et en 1903, Emmeline Pankhurst fonde la « Women’s Social and Political Union » plus connue sous la dénomination de « Suffragettes ».
L’action militante de ces femmes est basée sur la provocation et les actions d’éclat. Elles défilent en criant des slogans, perturbent les réunions politiques, incendient des lieux symboles de la suprématie masculine. Beaucoup sont arrêtées et, plutôt que de payer une amende, elles font la grève de la faim en prison, mettant leur vie en danger. Les suffragettes ont, en la personne d’Emily Davidson, ce qu’elles considèrent comme leur première martyre. Le 4 juin 1913, au derby d’Epson, en tentant d’arrêter un cheval appartenant au roi Georges V, elle est grièvement blessée et meurt quatre jours plus tard à l’hôpital sans avoir repris connaissance.
En France comme en Angleterre, les lesbiennes ne s’affirment pas encore dans des revendications spécifiques, comme elles le feront dans les années 1920 à 1930.
La question de la sexualité se pose, surtout sur la place de la féminité dans la société et ce qu’elle représente par rapport aux hommes dans la sphère publique et privée ; elle ne se pense pas en termes de libération des mœurs. Si quelques féministes de cette époque prônent et choisissent le célibat, c’est dans la volonté de ne pas être inféodées aux hommes et d’assumer pleinement leur liberté ; mais les lesbiennes ne se révèlent pas dans les mouvements collectifs.
Seules, quelques grandes égéries brisent le silence et sont les porte-parole de la pensée saphique. Issues de milieux aisés, elles sont artistes, écrivains, poètes, danseuses, actrices, et n’hésitent pas à afficher leurs relations et à célébrer Sapho.
Le 4 août 1914, le gouvernement français décrète la mobilisation générale, la guerre éclate en Europe et, par le jeu des alliances entre les états, devient mondiale, ce qui va changer le destin des femmes et la visibilité des lesbiennes.
PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
Avec la première guerre mondiale, les femmes font leurs premiers pas sur la voie de l’émancipation. Les efforts requis par la guerre totale, l’absence des hommes mobilisés sur le front, les conduisent à les remplacer à l’usine, à diriger des entreprises, des commerces et des exploitations agricoles. Elles distribuent le courrier, s’occupent des tâches administratives et conduisent les véhicules de transport.
Le 7 août 1914, le Président du Conseil, Viviani, lance un appel à toutes les Françaises ; en premier ce sont les paysannes, puis en 1915 ce sont les ouvrières.
Ce qui est nouveau, c’est l’embauche dans les usines d’armement, dont les ouvrières sont désignées sous le nom de « munitionnettes ». Travail épuisant dont la journaliste féministe et libertaire Marcelle Capy rend compte dans un article du journal « La voix des femmes » ; elle observe le poste de travail d’une ouvrière : « Chaque obus pèse sept kilos, 2 500 obus passent entre ses mains en 11 heures. Comme elle soulève deux fois chaque engin, elle soupèse en un jour 35 000 kilos. Elle est à la « cloche » depuis un an, 900 000 obus sont passés entre ses doigts, elle a donc soulevé sept millions de kilos. » Et pourtant ces héroïnes du quotidien sont moins payées que les hommes.
Beaucoup de jeunes femmes s’engagent comme ambulancières et comme infirmières, assistant les médecins qui opèrent sur le champ de bataille. Leur conduite sur le front est héroïque.
Si les auxiliaires médicales sont nombreuses, par contre il n’y a qu’une femme médecin dans l’Armée française, Nicole Mangin (1878-1919). Malgré la misogynie de l’époque, elle est admise à la faculté de médecine de Paris. C’est une féministe qui, par sa volonté, s’impose dans un métier particulièrement fermé aux femmes. La guerre la projette au premier plan dans l’enfer de Verdun. Elle sert dans divers hôpitaux et elle pratique la chirurgie sur les soldats français blessés au combat. En octobre 1916, le commandement lui confie la direction de l’hôpital Édith Cavell pour infirmières à Paris et la nomme médecin capitaine. Elle travaille dans cet hôpital jusqu’en mai 1919. Démobilisée à l’issue de la guerre, elle décède le 6 juin 1919 en absorbant une dose létale de médicaments.
Combien de lesbiennes ont participé à la lutte en France et dans les pays alliés, nul ne peut le savoir. Néanmoins quelques personnalités lesbiennes nous sont connues, en voici quelques-unes.
Suzie Solidor (1900-1983) passe son permis en 1917, fait rarissime pour une femme à l’époque, ce qui lui permet de conduire des ambulances vers la fin de la guerre.
Dorothy Arzner (U.S.A. 1897-1972), célèbre réalisatrice, scénariste, productrice et pédagogue.
Lorsque les États-Unis rentrent en guerre en 1917, n’ayant pu réaliser son ambition de servir son pays en tant que militaire, car il n’y a aucune unité de femmes dans les forces armées à cette époque, Dorothy s’engage comme conductrice d’ambulance. Après la guerre, elle intègre le milieu du cinéma et s’impose dans ce monde masculin sans jamais cacher son homosexualité.
Un couple de lesbiennes anglaises, engagées toutes les deux dans le mouvement des Suffragettes : Vera Louise Holme (1881-1969) et Evelina Haverfield (1867-1920). C’est à la WSPU « Women’s Social et Politique Union », en 1910, qu’elles se rencontrent ; dès lors elles ne se quittent plus.
Toutes deux s’engagent dès le début de la guerre de 1914 et intègrent la « Women’s Volonteer Reserve ». Vera obtient le grade de major. Elle est dans l’unité mobile de l’Hôpital des Femmes d’Écosse que dirige Evelina. Elle s’occupe des chevaux puis devient mécanicienne quand l’unité se motorise. Elle suit Vera, qui est devenue administratrice d’un hôpital en Serbie, dans une région où les combats font rage.
Evelina est faite prisonnière entre octobre et novembre 1915, rapatriée par la Croix Rouge au printemps 1916 ; elle repart dès le mois d’août pour la Roumanie, puis pour la Serbie.
En octobre 1917, Vera apporte à son gouvernement des informations importantes concernant l’Armée serbe sur le front roumain. Vera devient une héroïne nationale.
Jusqu’à l’Armistice (11 novembre 1918), les deux femmes vivent à Édimbourg.
Vera reprend sa carrière d’artiste, mais avec sa compagne elles ne supportent pas la vie qu’elles ont en Angleterre où les femmes doivent à nouveau se conformer à une vie sociale étroite et convenue.
Elles repartent en Serbie pour y fonder un orphelinat destiné aux enfants victimes de la guerre.
Le 21 mars 1920, Evelina meurt d’une pneumonie en Serbie dans l’orphelinat qu’elle vient de fonder. Les Serbes l’honorent de leur plus prestigieuse décoration « L’Ordre de l’Aigle Blanc » et élèvent une stèle à sa mémoire.
Vera retourne en Angleterre où elle vit avec d’anciennes compagnes de lutte et fréquente le milieu artistique, dont le Barn Théâtre dirigé par Edith Craig, lesbienne activiste, comédienne avant-gardiste, metteur en scène, créatrice de costumes et pionnière des suffragettes.
La pugnacité des mouvements féministes anglais a beaucoup contribué à l’émancipation des femmes. Elles obtiennent le droit de vote à partir de l’âge de 30 ans, en 1918 (pour les hommes l’âge est de 21 ans), l’égalité du droit de vote à 21 ans, en 1928.
En France, après l’Armistice, les femmes qui ont connu l’indépendance et se sont affranchies de leur rôle subalterne ont du mal à réintégrer le carcan social.
Si on reconnaît aux veuves, le 3 juin 1915, l’autorité paternelle en l’absence de celui-ci, le mari reprend son autorité à son retour de guerre. Cette indépendance cause quelques problèmes au retour des chefs de famille et l’après-guerre voit le pourcentage de divorces augmenter.
Bien que leur participation aux efforts de guerre soit très importante, les femmes n’ont toujours pas le droit de voter. Vingt et un pays avant la France leur accordent ce droit avant 1944, date à laquelle les Françaises l’obtiennent enfin.
Malgré ce retard dans l’avancée de la démocratie, la guerre a changé la société et les mouvements féministes continuent leur lutte. Les lesbiennes commencent tout doucement à être plus visibles dans les années d’après-guerre, que l’on nomme « Les années folles ».
ANNÉES FOLLES (1920-1929)
Pendant la première guerre mondiale, toutes les femmes se mettent au travail pour remplacer les hommes partis au front. Nombre d’entre elles doivent continuer à s’assumer seules, car beaucoup d’hommes ne reviennent pas de la guerre.
Pour de nombreuses femmes, c’est la découverte de l’indépendance, la prise de conscience de leurs capacités et de leur épanouissement. C’est le début d’un mouvement d’émancipation irréversible, l’apparition de la femme moderne.
Elles se rebellent contre les traditions rigides du passé, elles décident d’afficher leur sexualité, elles osent porter le pantalon, elles osent être sportives, elles osent fumer, conduire des voitures et surtout, elles osent se faire couper les cheveux ; la « garçonne » est née.
« La garçonne » est également le titre d’un roman de Victor Margueritte publié en 1922, qui fit scandale. Pour la première fois dans un roman à tendance féministe, l’héroïne a une aventure homosexuelle. Révéler qu’une femme a le pouvoir de donner à une autre femme la jouissance, que l’homme s’est toujours cru seul capable de lui donner, c’est surtout cela qui n’est pas supportable ; à tel point que l’auteur se voit retirer sa Légion d’Honneur.
Les garçonnes viennent de tous les milieux, sauf des milieux catholiques et conservateurs, et du milieu rural qui garde encore ses coutumes et ses costumes régionaux.
La France est en déficit démographique suite à la guerre de 14/18. Le mariage et la maternité restent des buts prioritaires. La propagande anticonceptionnelle et la provocation à l’avortement sont interdites, et l’avortement considéré comme un crime est passible de la Cour d’Assises.
Les femmes célibataires ne sont pas bien vues et certaines homosexuelles se marient pour donner le change.
Les lesbiennes, pionnières courageuses, font face à la lesbophobie ; si elles portent le pantalon, certaines vont plus loin et s’habillent avec veston et cravate. En adoptant l’habit masculin, elles sont les précurseurs de la libération de la femme et s’affranchissent des stéréotypes vestimentaires imposés par la société patriarcale ; on pourrait dire même qu’elles brouillent les genres.
Elles fréquentent de nombreux lieux emblématiques : « Le Monocle », célèbre club lesbien et le bal du « Ritz », où Suzy Solidor interprète ses chansons célébrant l’amour lesbien.
De 1890 à 1930, Nathalie Cliffort Barney tient un salon hebdomadaire à Paris, où des célébrités du monde des arts sont invitées pour discuter de sujets lesbiens. Parmi elles, Romaine Brooks, Colette, Djuna Barnes, Gertrude Stein, ainsi que la romancière Radeclyffe Hall, auteur du premier roman lesbien « Le puits de solitude ».
Quelques dates importantes pour l’émancipation des femmes : 1919, accès aux universités ; 1920, équivalence entre bacs féminin et masculin ; 1924, programmes identiques filles et garçons dans l’enseignement secondaire ; 1925, création de l’école polytechnique féminine.
Le Krach de Wall Street, en 1929, annonce la fin de cette période d’insouciance. Les années qui viennent s’annoncent difficiles économiquement et, comme toujours, les femmes en subissent les conséquences sur le plan économique et social.
RÉPUBLIQUE DE WEIMAR
Comme en France, les femmes en Allemagne participent aux efforts de guerre en occupant une grande variété d’emplois laissés vacants par les hommes. Après l’abdication de l’empereur Guillaume II, le gouvernement intérimaire leur accorde le droit de vote.
La constitution de Weimar (19 janvier 1919) compte plusieurs femmes députées dans son Assemblée Constituante et proclame leurs droits de vote et d’éligibilité, l’égalité des sexes en matière civique, la non discrimination des fonctionnaires de sexe féminin, la protection de la maternité et l’égalité des époux dans le mariage. Elles sont ainsi les premières femmes d’un grand état européen à obtenir le droit de suffrage.
Plusieurs organisations féminines existent, mais elles sont composées de féministes âgées et assez conservatrices. Un grand nombre de femmes allant jusqu’à la quarantaine et de jeunes filles trouvent ces organisations trop bourgeoises et trop conservatrices.
Au Reichstag, les femmes ne créent pas de groupes de pressions féministes et chacune s’agrège autour des hommes de son parti, défendant la religion pour les catholiques et les conservatrices, et la lutte des classes pour les socialistes et les communistes.
Malgré les avancées du gouvernement, dans le quotidien, la société patriarcale aux vues étroites et sexistes cantonne toujours les femmes dans leur fonction sociale la plus importante d’épouse et de mère au foyer. L’avortement reste passible de poursuites et les ouvrières ne connaissent pas d’égalité dans les salaires. La voix des femmes ne se fait pas entendre.
Néanmoins, à Berlin la vie culturelle et artistique est bouillonnante. La nouvelle génération d’après-guerre, libérée des carcans monarchiques et religieux, aspire à une vie sociale plus libre, les femmes s’émancipent culturellement ; un nouveau monde est en marche.
Le journal lesbien « Die Freundin » commence à paraître en 1924 ; il est étroitement affilié a La Ligue des Droits de l’Homme par le Président du groupe Friedrich Radszuweit qui publie la revue. Les annonces (exclusivement lesbiennes) qui paraissent dans ce célèbre journal les aident à surmonter leur isolement physique et psychologique, problèmes majeurs pour celles qui sont loin des villes. « Le Scorpion » de Anna Elisabet Weirauch, un des premiers romans lesbiens, est publié entre 1919 et 1921.
L’écrivaine Ruth Margarete Roellig publie en 1928 un guide sur « Les lesbiennes de Berlin », dont le prologue est signé par Magnus Hirschfeld, un des tous premiers sexologues de l’époque et militant de la cause homosexuelle en Allemagne.
À Berlin dans les années 30, les lesbiennes peuvent se retrouver dans de nombreux lieux, clubs privés, cafés et cabarets. Les deux plus célèbres clubs « Le Monbijou de l’Ouest » dirigé par Elsa Conrad, et le « Violetta » dirigé par Lotte Hahm, sont des endroits très raffinés et très fréquentés.
À Zurich, Hambourg, Cologne, Francfort et Breslau, la Ligue des Droits de l’Homme, qui soutient les lesbiennes, encourage les femmes à travers l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, à rejoindre les clubs proches de leurs propres villes et de leurs régions.
Cela contribue à développer la culture lesbienne et le mouvement des droits homosexuels.
Mais hélas, cette période ne va pas durer ; l’arrivée au pouvoir du chancelier Adolf Hitler marque la fin de nombreux droits des femmes et leur retrait de la vie publique.
Les associations féminines, notamment si elles regroupent des communistes ou des socialistes, sont interdites, les adhérentes arrêtées, voire assassinées. Toutes les associations sont priées de renvoyer leurs membres juives.
Ces années d’effervescence vont connaître, dès 1933, la répression nazie. Des rafles ont lieu et peu à peu tous les espaces de rencontre lesbiens sont fermés, la presse lesbienne est interdite de même que les associations, et des listes de lesbiennes sont dressées.
Le Berlin lesbien, c’est fini. La délation, la répression, la prison et les camps des années noires commencent, et un voile d’épais silence s’abat sur les lesbiennes, silence qui n’est pas encore complètement dissipé de nos jours.
THÉORIES NAZIES
Dès 1928, le parti nazi définit sa position sur l’homosexualité.
Hans Peter Bleuel rapporte dans son livre, « La morale des seigneurs » plusieurs mesures prises par le régime nazi : l’interdiction de toute activité publique de la Fédération des Droits de l’Homme qui est le porte-parole de la minorité homosexuelle et, à l’automne 1934, le fichage systématique des personnes homosexuelles. La voie est ouverte à la dénonciation et à l’arbitraire.
Il est bien certain que toute femme célibataire et indépendante est mal perçue, que les dénonciations sont nombreuses. Les lesbiennes sont évidemment particulièrement visées et en grand danger.
Rudolf Klare, voix officielle du parti nazi pour les affaires homosexuelles, rappelle dans son livre « Droit pénal et homosexualité » : « Les dégénérés doivent être éliminés pour la pureté de la race et je réclame une maison de correction pour les lesbiennes ».
Le livre « Hygiène sexuelle » du Dr Max Grüber, voix autorisée du nazisme, est révélateur de la volonté hétérosexuelle du fascisme. Il condamne l’homosexualité, la masturbation, et écrit : « Les rapports prennent place dans le mariage, son but est la procréation des enfants et leur éducation, la croissance de la nation exige du mariage de produire au moins quatre enfants ».
41 ’’Centres de Recyclage’’ préparent 215 000 professeurs à l’application de ces théories.
Ainsi sont créés les ’’LEBENSBORN’’, ’’Fontaines de vie’’, véritables haras humains, usines à produire de purs Aryens ; il y en a 13 en 1944. Cette expérience d’eugénisme à si grande échelle est unique dans l’Histoire.
Des femmes converties aux idéaux nazis participent à cette entreprise de production humaine et Gertrude Scholsk-Klink (1902-1999), présidente de l’association des femmes ferventes d’Hitler, déclare : « La femme allemande doit être telle qu’elle fait, et fait joyeusement, tout ce qui lui est demandé de faire... Elle doit travailler physiquement et mentalement, elle doit renoncer à la luxure et au plaisir ».
Le nazisme se nourrit de diverses théories ésotériques. L’origine et la supériorité d’une race aryenne, dont le peuple germanique est issu, est un concept clé. Cette race supérieure est affaiblie par le métissage ; les untermensch ou races inférieures doivent être éliminées.
L’Ahnenerbe (Institut d’anthropologie raciale), branche scientifique des SS, étudie la conservation de l’héritage ancestral : recherches de preuves de la supériorité aryenne, mais aussi pratiques occultes et expérimentations soi-disant médicales sur les prisonniers(ères).
Hitler affirme la filiation du Troisième Reich à Sparte. Il est vrai que les similitudes sont grandes : éducation sévère des enfants, élimination de ceux présentant tares physiques ou psychiques, exaltation des valeurs viriles (force et beauté du corps), état militaire fortement hiérarchisé, culte du Männerbund (union fraternelle jusqu’à la mort de plusieurs guerriers autour d’un chef), maintien des femmes au foyer. Seule l’homosexualité ne fait pas partie de cet héritage. C’est pourtant un élément important dans la société spartiate où il est recommandé à tout citoyen d’engager des relations pédérastiques.
Entre le mythe de la beauté et de l’amitié virile, plus que suggéré dans l’Art nazi, et l’homophobie, il existe une certaine ambiguïté, mais ce sont les théories nazies qui prévalent en ce qui concerne la race, les religions, la patrie, la politique, les sciences, l’art, l’enseignement et la famille ; tout doit être contrôlé par l’État et tous doivent obéissance au Führer et à ses séides.
Alfred Rosenberg, ministre du Reich, est le principal théoricien nazi ; il développe ses préceptes dans « Le Mythe du vingtième siècle » (1930). Hitler dans son livre « Mein Kampf » (1925) établit ses théories raciales de manière extrêmement précise : suprématie aryenne, éradication des Juifs, des races inférieures, de l’homosexualité, des handicapés physiques ou mentaux, et de tout ce qui peut nuire à la pureté de la race dite supérieure.
De nos jours, l’idéologie d’une suprématie aryenne est encore persistante et bien ancrée dans certaines mentalités. Véhiculés par des extrémistes religieux et politiques, le racisme, le machisme, l’ethnocentrisme, l’homophobie, la lesbophobie sont hélas toujours présents dans notre société.
FRONT POPULAIRE ET EXTRÊME DROITE
Quelques faits marquants de 1929 à 1940
En 1929, la crise économique touche les États-Unis puis l’Europe. Cette crise provoque une forte montée du chômage et des dictatures fascistes en Allemagne et en Italie.
1930 : la sportive Violette Morris perd son procès sur le droit au travesti.
En France, à partir de 1931, le monde agricole et industriel subit une grave crise économique qui concerne toutes les catégories sociales. Les femmes sont particulièrement touchées par le chômage, on leur reproche de prendre le travail des hommes. En cette même année en France, sortie du film « Jeunes filles en uniforme » de l’actrice et réalisatrice germano-autrichienne, Léontine Sagan, d’après la pièce de Christa Winsloe, écrivaine et sculptrice germano-hongroise. Les sous-titres en français sont rédigés par Colette. Adrienne Sahuqué publie « Les dogmes sexuels », ouvrage dans lequel elle aborde, quinze ans avant « Le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir, la question des préjugés sexistes sur les femmes.
Le 21 janvier 1932, la loi sur les allocations familiales est adoptée.
Si la Chambre adopte le suffrage des femmes le 31 mars, le Sénat refuse une fois de plus de se prononcer.
Colette publie « Le pur et l’impur ». Suzy Solidor ouvre son cabaret lesbien rue Sainte-Anne « La vie parisienne ».
1933 : les catholiques sociaux en congrès réclament le retour de la femme au foyer. Les groupes féministes de l’enseignement laïque cessent leurs activités.
Madeleine Pelletier publie « La femme vierge ».
Louise Weiss en 1934 fonde « La Femme nouvelle », association pour l’égalité des droits civiques ; elle multiplie pendant deux ans des actions de revendication spectaculaires.
L’attrait des conceptions de modèles de société antinomiques accentue les divisions politiques entre l’extrême droite et la gauche socialiste et communiste.
Les émeutes du 6 février 1934, provoquées par des associations d’extrême droite, sont ressenties comme une menace fasciste par les partis de gauche qui se mobilisent. C’est la naissance du « Comité de Vigilance » des intellectuels antifascistes et d’une prise de conscience républicaine qui mène à la victoire le « Front populaire ». Les accords de Matignon consentent une hausse des salaires et la reconnaissance des droits syndicaux, mais entérinent l’infériorité des salaires des femmes.
La semaine des quarante heures et deux semaines de congés payés sont instaurées.
En 1935, Madeleine Pelletier publie « La rationalisation sexuelle ».
La campagne contre le travail des femmes s’intensifie et les syndicalistes ripostent vigoureusement.
Dans toute la France les femmes participent activement à la grève générale avec occupation d’usines en mai et juin 1936. En juin, cette même année, Léon Blum nomme trois femmes Sous-Secrétaire d’État, alors qu’elles ne sont, comme toutes les femmes de leur temps, ni électrices ni éligibles. Il faut préciser qu’elles ne prennent jamais la parole dans l’hémicycle du Palais Bourbon au cours de leur mandat.
La guerre civile en Espagne éclate le 18 juillet 1936, pomme de discorde en France entre les pacifistes et ceux qui veulent intervenir. En réaction au premier conflit mondial, l’entre-deux- guerres voit l’éclosion de nombreux mouvements pacifistes dans toutes les catégories de la population.
Les féministes se scindent en deux groupes de pensées, celles qui font de la lutte contre la guerre et de la lutte féministe un seul et même combat contre la société patriarcale, et celles qui ne veulent pas être assimilées à l’image de la femme mère et au discours sur leur rôle traditionnel.
La Chambre des Députés se prononce pour la sixième fois pour le vote des femmes. Le Gouvernement s’abstient et le Sénat n’inscrit pas ce texte à son ordre du jour.
Le premier bar lesbien américain « Mona’s » s’ouvre à San Francisco en 1936. À Paris, ouverture de « Chez Moune » à Pigalle.
Après la démission du premier gouvernement Blum en juin 1937, il n’y a plus de femmes dans aucun gouvernement.
(Il faut attendre l’aube de la IVe République pour revoir une femme ministre, le 24 juin 1946. Le 16 décembre 1946, Andrée Vienot est la première de notre Histoire parlementaire à prendre la parole au Palais Bourbon. Elle est précédée par Rose Guérin, députée communiste de Paris, qui présente et défend un projet de budget le 11 décembre 1945.
Le 5 décembre 1938, la puissance maritale est supprimée : l’épouse n’est plus tenue au devoir d’obéissance à son mari. Il subsiste pour le mari la fixation du lieu de résidence, la possibilité de s’opposer à l’exercice d’une profession et l’exercice de l’autorité paternelle.
L’incapacité juridique de la femme mariée est supprimée ; elle peut avoir une carte d’identité et un passeport, et elle peut s’inscrire à l’université sans l’autorisation du mari.
Création d’une prime encourageant le retour des femmes au foyer... il ne faut quand même pas qu’elles prennent la place des hommes, surtout lorsque le chômage sévit.
Jane Stick ouvre son cabaret lesbien « Chez Jane », rue de Ponthieu. Frédé, une garçonne en smoking, dirige « La Silhouette Confidence », rue Notre-Dame de Lorrette.
Le 3 septembre 1939, suite à l’agression de la Pologne, la Grande-Bretagne puis la France déclarent la guerre à l’Allemagne. Les congrès pour le suffrage des femmes s’arrêtent. Des brigades policières sont chargées de traquer les « faiseuses d’anges ».
Le 10 mai 1940, c’est l’invasion allemande. Le 10 juin, Mussolini déclare la guerre à la France. Le 14 juin, les Allemands rentrent dans Paris.
Le 10 juillet 1940, l’Assemblée Nationale donne les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain alors Président du Conseil, lui ouvrant ainsi la voie pour mettre en œuvre sa « Révolution Nationale » : travail, famille, patrie, et collaboration avec le Reich. La troisième République cède la place au régime de Vichy, qui durera quatre ans.
L’Armistice est signé le 22 juin entre le Troisième Reich et le gouvernement de Pétain. La France est divisée en deux par la ligne de démarcation, qui définit une zone libre et une zone occupée.
Le 25 juin, l’Exode commence, six millions de Français sont sur les routes.
COLLABORATION VICHYSSOISE
Pour le Maréchal Pétain, la défaite provient d’une dégénérescence morale de la société. La thématique vichyste du retour à l’ordre et à la morale est dans le prolongement des discours de l’extrême droite maurassienne, conservatrice et catholique, qui est pour le retour à l’ordre et le rétablissement des hiérarchies naturelles, c’est-à-dire la soumission des femmes à l’autorité patriarcale.
Si les Juifs, les étrangers, les partis de gauche sont responsables, les femmes sont également considérées comme coupables et victimes de la dégénérescence ; en cela, elles occupent une place spécifique.
On leur reproche leur prétention à l’égalité des sexes, la quête du plaisir et leur frivolité, qui les auraient éloignées de leur rôle de mère et d’épouse. On stigmatise même certaines apparences : port du pantalon, cheveux courts ou platinés, maquillage excessif, consommation de tabac, et on les accuse de s’être éloignées de leur fonction biologique de reproduction, cause principale de la baisse démographique. Pour Vichy, tout ce qui éloigne les femmes de la maternité est contre-nature, immoral et contre la Patrie.
André Courthis, en octobre 1941, écrit dans un article du journal Candide : « La femme française porte aujourd’hui dans la défaite de la France sa part, lourde part, de responsabilité. Les hommes nouveaux l’ont compris. Les lois nouvelles autant que sages sont sévères. Elles freinent le déchaînement de l’avidité féminine, restreignent pour les jeunes filles l’accès aux carrières libérales, facilitent au contraire d’une façon qui équivaut à l’imposer le retour ou le maintien de la femme au foyer » .
Les femmes sont dans l’incapacité d’exercer leur libre arbitre, coupables et responsables, c’est à la société de leur assigner une place. Si on les met quelque peu à l’honneur avec de l’argent et des médailles, c’est en tant que mères de familles nombreuses.
Les lois se radicalisent pour les maintenir étroitement dans les liens de dépendance sociaux, familiaux et conjugaux. Durcissement des conditions de divorce : l’abandon du foyer devient une faute pénale et non plus civile ; interdiction d’embauche des femmes mariées ; qualification de l’avortement comme crime contre la sûreté de l’État et possibilité pour le Ministère Public d’engager des poursuites pour adultère à l’encontre des épouses de prisonniers de guerre.
Peut-on imaginer qu’il n’y ait pas de jeunes femmes indignées qui réagissent contre ce mépris et ce manque de liberté ?
Mais comme il est difficile pour les lesbiennes de vivre en cette période, il faut qu’elles dissimulent et qu’elles soient très prudentes. Gare à la délation et aux lettres de dénonciation, qui risquent du jour au lendemain de vous envoyer en camp de concentration !
Point n’est besoin de donner de raisons autres que : « Ce sont deux femmes, elles vivent seules, elles ont un comportement bizarre, on ne sait pas ce qu’elles font ». Ou bien : « On l’a vu sortir le soir tard et rentrer à l’aurore, on est sûrs qu’elle fricote avec les Partisans ».
Ceux qui procèdent aux arrestations opèrent de façon arbitraire, point n’est besoin d’un article de loi pour qu’ils agissent comme bon leur semble.
Dans son allocution radiophonique du 30 octobre 1940, Pétain déclare : « J’entre dans la collaboration ». Laval, collaborationniste de la première heure, désirait la victoire allemande définitive et voulait que la France devienne la partenaire privilégiée de Hitler.
Pour démontrer sa bonne volonté, le régime de Vichy non seulement accepte les exigences du régime nazi, mais il anticipe fréquemment et surenchérit sur les demandes allemandes.
En janvier 1943, Laval prend la tête de la Milice française, organisation collaborationniste très violente et jusqu’au-boutiste, supplétive de la Gestapo. Le véritable chef sur le terrain est Joseph Darnand, son fondateur, aux ordres de l’occupant.
Sous le régime de Vichy comme dans le reste de la France, la collaboration est de tous ordres, politique, policière, économique, militaire et privée, sans oublier la presse et la radio.
Les structures nationales ou les groupuscules régionalistes collaborationnistes sont multiples, les motivations et les actions ne sont pas unitaires, seules la haine et la violence en sont le ciment.
À la faveur de cette période chaotique, où la véracité des engagements n’est pas toujours contrôlable, il se commet des actes dont on ne peut éclairer les réelles motivations. Ainsi sont victimes Crista Winsloe et Simone Genet.
Crista Winsloe (1888-1944), écrivaine et sculptrice germano-hongroise, est lesbienne et ne s’en cache pas. Elle réside en France pendant la guerre et sert dans la Résistance. Dans la maison qu’elle partage avec sa compagne, l’écrivaine suisse Simone Genet, elle cache des clandestins. En juin 1944, quatre Français abattent les deux femmes dans une forêt près de Cluny. Le chef du commando prétend agir sur ordre de la Résistance sous prétexte qu’elles espionnent pour le compte des Allemands. Or l’antinazisme de Crista Winsloe est connue alors comment expliquer ces deux meurtres ? Le chef du commando et ses trois complices, bien qu’ils soient des criminels de droit commun, sont acquittés faute de preuves.
Les pistes se brouillent, les témoignages ne sont pas fiables et l’indifférence est toujours de mise lorsqu’il est question d’homosexualité féminine.
ENGAGEMENT DANS L’ARMÉE ET LA RÉSISTANCE
L’Armée
À la veille de la deuxième guerre mondiale, les femmes restent des mineures civiques, malgré les places acquises à la faveur de la guerre de 14-18, dans le commerce, l’industrie et le monde agricole.
Le poids des lois du gouvernement de Vichy pèse lourd (et pour longtemps) en ce début de guerre.
L’engagement des femmes dans l’Armée ou la Résistance et leur immersion dans un univers masculin ne sont pas toujours admis ni compris. Et pourtant, elles prennent petit à petit leur place dans cette lutte pour la liberté. Certaines sont gravement blessées ou tuées lors des batailles, d’autres sont arrêtées et déportées.
L’image iconoclaste de la femme au fusil et en uniforme est progressivement reconnue et valorisée ; en cela, c’est une véritable révolution culturelle, mais elle est bien loin de faire l’unanimité.
Création le 22 novembre 1942 du corps féminin des transmissions CFT : « les Merlinettes », surnom dérivé du Colonel Martin, commandant les transmissions en AFN ; ce sont les premières jeunes soldates de l’Armée de terre. Une quarantaine de jeunes femmes sont sélectionnées et entraînées comme opératrice radio pour servir dans la clandestinité en France occupée. Leur instruction technique comporte le saut en parachute. Cinq d’entre elles font le sacrifice de leur vie, une est fusillée en 1944 et quatre exterminées en 1945 au camp de Ravensbrück.
Les effectifs sont en 1944 de 2000 pour l’Armée de terre et 400 pour l’Armée de l’air.
Elles servent dans tous les services de transmission et les services médicaux. Elles sont sur le théâtre des opérations en Tunisie, elles font la campagne d’Italie, celle de France, et participent à l’épopée du Général de Lattre de Tassigny. Après l’Armistice, leur unité s’arrête définitivement à Insbrück le 9 juillet 1945.
Faire revêtir l’uniforme à des femmes, les assigner en cantonnement sous commandement féminin, les faire défiler au pas en tenue de combat, dans les rues d’Algérie puis dans la France libérée, est une véritable révolution culturelle. Si elles sortent des bureaux et des casernes pour planter le bivouac sur le théâtre des opérations, elles ne portent pas les armes, car ce n’est pas encore leur attribution.
La toute première unité française de femmes soldats est créée à Londres le 7 novembre 1940 et rattachée à la France Libre. La commandante Hélène TERRÉ crée l’Arme Féminine de l’Armée de Terre (AFAT) le 26 avril 1944, en s’inspirant du modèle anglais le WAAT (Women’s Auxiliary Air Force), auxiliaire de la Royale Air Force, la RAF, fondée en 1939. À la fin de la guerre, elles sont entre 13 et 14 mille ; en février 1946, leur corps est remplacé par les PFAT (Personnel Féminin de l’Armée de Terre). Dans le civil, comme dans le milieu militaire, le choix professionnel des femmes soldats est vivement contesté, il contrevient au vieil argument anthropologique qui interdit aux femmes de verser le sang. En revêtant l’uniforme du guerrier, elles affrontent l’imaginaire collectif et la représentation du héros dont la figuration est masculine. En ce qui concerne les lesbiennes, toutes sortes de préjugés les stigmatisent ; on craint une soi-disant « contamination des autres femmes ! ». Si Tereska Torres [1] - volontaire engagée de la première heure - reconnaît volontiers la présence de quelques lesbiennes dans sa caserne affirmant : « … Que aucune n’a jamais essayé de séduire celles qui ne l’étaient pas et que l’on a même nommé l’une d’elles adjudante ... », la contamination des mœurs homosexuelles à cette époque est une grande crainte dans l’armée !
La Résistance
La France est un grand champ de bataille, les femmes mènent le combat du quotidien et bon nombre d’entre elles participent activement à la Résistance.
Liste non exhaustive des actions des femmes résistantes : cache des Juifs, des réfractaires, des chefs de la Résistance, des parachutistes dont l’avion est tombé ; interprète auprès des Alliés ; diffusion de la presse clandestine ; hébergement des réunions de résistants ; fabrication de faux papiers ; participation au NAP (Noyautage des Administrations Publiques), garde de documents ; cache de postes de radio en liaison avec Londres ; déchiffrage des messages ; participation aux réseaux de renseignements et d’espionnage ; agent de liaison (rôle des plus risqués) ; infirmière de la Résistance ; membre de groupes francs ou de maquis et combattante les armes à la main. Certaines missions exigeant une grande disponibilité de déplacement et une excellente forme physique, il est certain que beaucoup de jeunes femmes célibataires et patriotes assurent ces tâches qui ne sont pas sans dangers. Beaucoup sont arrêtées, torturées, déportées et envoyées dans des camps de concentration.
À différentes échelles de responsabilité, des femmes de tous âges et de toutes conditions sociales participent à la lutte contre l’occupant. Quelle que soit leur appartenance politique, de gauche ou de droite et même d’extrême droite, religieuse, ou raciale, c’est le patriotisme qui importe avant tout.
Néanmoins, l’hétérogénéité des groupes de la Résistance est la cause de clivages et de luttes internes où, bien évidemment, l’homophobie n’est pas à exclure, ce qui contribue à la complexité des recherches. Toute entreprise humaine, si juste soit-elle, a sa part d’ombre, et l’être humain est faillible.
Les femmes sont souvent oubliées dans la mémoire de la Résistance pour des raisons socio-culturelles liées à leur statut, et de ce fait peu obtiennent, une fois la paix revenue, la carte CVR (Combattante Volontaire de la Résistance).
En toute modestie, vertu indispensable à leur sexe, il leur faut reprendre leur place dans la société et le pays a besoin d’enfants.
Parmi ces femmes engagées dans la Résistance, il y a des lesbiennes qui se comportent avec courage et abnégation au même titre que les autres. Si elles gardent le silence sur leur vie privée, comment s’en étonner à cette époque où l’homosexualité est considérée comme une déviance mentale et un vice condamnable ?
Aujourd’hui encore, ce silence concernant la mémoire de nos aînées, cette méconnaissance, voire même ce déni, persistent.
Il y a plusieurs raisons à cette omerta : les familles qui se taisent, la partialité des historiens, le silence des femmes, la difficulté des recherches, le manque de documents probants, la disponibilité et la conviction pour persister dans cette œuvre de mémoire.
Les archives sont pour la plupart accessibles, mais il reste encore à faire un important travail d’investigation et il faut continuer à interroger les personnes susceptibles de détenir des informations, des souvenirs et des documents familiaux.
Néanmoins, nous disposons de quelques témoignages concernant l’action de nos aînées, qu’il faut faire connaître ; en voici dans les pages qui suivent trois exemples.
Des grandes figures à ne pas oublier
Les artistes Claude Cahun née Lucie Schwob et Suzanne Malherbe alias Marcelle Moor
Pressentant l’éminence de la guerre et constatant la montée de l’antisémitisme, elles se réfugient sur l’île de Jersey en 1937. Elles se font passer pour deux sœurs et vivent leur amour le plus discrètement possible.
Les Allemands investissent Jersey en 1940. Elles rentrent en résistance. Secrètement, elles rédigent des tracts antinazis et les placent dans les endroits les plus fréquentés par l’ennemi. Suzanne écoute en cachette les nouvelles de la BBC et les traduit en allemand. Elles rédigent leurs tracts en couplets rimés ou en fausses conversations et signent « Der Soldat ohne Namen », « Le soldat sans nom ». Chaque affiche, chaque tract, chaque slogan a pour but de saper le moral des soldats en annonçant la fin proche de la guerre.
En 1944, elles sont dénoncées, arrêtées et accusées de miner les forces allemandes et d’être à la solde de quelque puissance secrète. On les condamne à mort et elles sont enfermées dans la prison de St Hélier. Moralement, ce qui leur est extrêmement douloureux, c’est le fait de devoir dissimuler leur amour de peur d’être dénoncées par les autres détenus. Durant leur incarcération, le manque d’hygiène, de soins médicaux et de nourriture, affecte gravement leur santé et plus particulièrement celle de Claude, qui en gardera de graves séquelles.
Elles sont libérées juste avant leur exécution, en même temps que l’île, en mai 1945.
Claude Cahun décède le 8 décembre 1954, elle repose au cimetière marin de St. Brelade’s Bay. Suzanne Maherbe, de deux ans son aînée, la rejoint en 1972.
Extrait du texte de Michèle Causse paru dans « L’anthologie des créatrices lesbiennes dans la Résistance » de Paola Guzzo.
Rose Valland (1896-1980), historienne d’art, résistante et capitaine de l’Armée française
Conservatrice au Musée du Jeu de Paume, ses activités d’espionnage et de renseignement sur les exactions et spoliations durant les quatre années de l’occupation nazie représentent une épopée extraordinaire pour la défense du patrimoine artistique de France.
Elle travaille au nez et à la barbe des Allemands, gardant la trace de tout ce qui concerne la provenance et la destination de ce qui est pillé dans les musées et les collections privées ; elle fournit des informations à la Résistance sur les trains qui transportent les œuvres, afin que ces convois soient épargnés par les résistants.
Après la guerre, elle mène un deuxième combat de 1945 à 1952 en Allemagne pour la récupération et la restitution des œuvres volées, travail énorme dont on parle bien peu. Elle aide aussi à la reconstruction des musées allemands.
Elle est nommée conservatrice des Musées nationaux en 1955. En 1961, elle publie ses expériences sous l’occupation : « Le Front de l’Art ». Le film « Le train » de J. Frankenheimer (1964) est basé sur son livre.
En 1968, elle prend sa retraite mais continue à travailler sur la restitution des œuvres pour les Archives françaises. Elle a reçu de nombreuses décorations nationales et étrangères.
Elle partage une grande partie de sa vie avec sa compagne et à la suite du décès de cette dernière, elle se laisse mourir doucement en 1980, à l’âge de 82 ans.
Elles reposent côte à côte dans le cimetière de son village natal, Saint Étienne de Saint Geoirs.
Thérèse Pierre est née le 5 novembre 1908 à Épernay, est morte à Rennes le 27 octobre 1943. Elle repose au cimetière d’Épernay.
Arrêtée le 21 octobre 1943 par la Gestapo, transférée à la prison Jacques Cartier de Rennes, elle est dès son arrestation et jusqu’à sa mort torturée quatre jours consécutifs par les membres de la SPAC (Service de Police Anti Communiste), des Français venus spécialement de Paris.
Ils s’acharnent pour la faire parler, car ils savent qu’ils tiennent le chef d’un important réseau de résistance. En effet, Thérèse contrôle les groupes de la région de Fougères et elle a une centaine d’hommes sous ses ordres.
Thérèse ne parlera pas, malgré les atroces sévices qui lui sont infligés. Peu de temps avant de mourir, elle a la force de dire à une autre détenue à travers des tuyaux de chauffage central : « Ils ne m’ont pas eue ». Le matin du 26 octobre, on la trouve pendue aux barreaux de sa cellule avec ses bas. A-t-elle eu la force de se pendre ? C’est ce que les bourreaux avaient intérêt à faire croire.
Par son sacrifice, elle a sauvé des camps de la mort un grand nombre de personnes qui, si elle avait parlé, auraient été fusillées ou envoyées en camp de concentration.
À Fougères le 28 octobre 1944, une cérémonie est organisée par sa famille et ses amis, elle est grandiose, la place Lariboisière est noire de monde.
À lire « Elles vivaient d’espoir » de Claudie Hunzinger, Ed Grasset, d’où sont extraits ces renseignements.
Ces quelques résistantes dont on connaît le destin ne sont sûrement pas les seules, mais combien ont disparu, et combien se sont tues ?
Est-il encore possible de faire des recherches, d’obtenir des témoignages ?
Certainement, car toutes les consultations d’archives ne sont pas terminées, les interrogations dans les familles et les confrontations de témoignages ne sont pas achevées.
Il faut continuer à fouiller ce passé biaisé, voire occulté, pour nous réapproprier ce qui est notre Histoire et la faire connaître aux nouvelles générations.
CAMPS D’INTERNEMENT
Les camps d’internement français sont des centres de rétention administrative ou des camps de réfugiés ou de prisonniers de guerre, créés en France pendant la période qui va de la première à la seconde guerre mondiale : camps d’accueil, d’internement, de séjour, de séjour surveillé, de prisonniers. Ce ne sont pas des lieux d’extermination, mais certains deviennent des centres de transit sous le régime de Vichy d’où les détenus sont déportés vers les camps de concentration allemands.
Leur régime est extrêmement variable selon qu’ils se trouvent en zone libre, occupée ou annexée, et selon l’époque, soit avant ou après la dénonciation du traité d’Armistice en 1942, selon l’invasion de la zone libre par les Allemands, et aussi selon leur statut.
Il y a environ 225 camps dans la métropole et 25 dans les territoires d’outre-mer.
Drancy créé par le gouvernement français en 1939 pour y détenir des communistes, suspects en raison du pacte germano-soviétique, devient d’août 1941 à août 1944, la plaque tournante de la politique de déportation antisémite en France. La gestion du camp est réglée par les nazis ; police et gendarmerie françaises collaborent aux opérations de contrôle d’identité et d’arrestations massives, comme notamment « la rafle du Vel d’hiv ».
Rieucros en Lozère est réservé exclusivement aux femmes de 1939 à 1942. Au camp de Rieucros séjournent des Espagnoles et des Allemandes opposantes au nazisme, en provenance de la prison parisienne de la Petite Roquette. En 1942, femmes et enfants sont transférés à Brens dans le Tarn, camp de concentration pour femmes, composé d’une population cosmopolite : militantes communistes, syndicalistes réfugiées, ’’suspectes ’’ (en majorité juives, allemandes et polonaises), prostituées et droits communs. Après septembre 1943, les prisonnières politiques sont majoritaires, avec l’afflux important de résistantes et la décision du Maréchal Pétain de libérer les prostituées. Ce camp est fermé le 4 juin 1944.
Seuls deux camps d’extermination nazis existent en France, dans l’Alsace annexée : le camp du Struthof possédant une chambre à gaz et le camp de rééducation de Vorbrück-Schirmeck destiné aux Alsaciens Mosellans récalcitrants.
Le camp de la Neue Bremm se situe dans la banlieue de Sarrebrück, non loin de la frontière mosellane, en bordure de la route de Forbach.
Au cours de l’été 1944, il devient un rouage essentiel de la déportation des femmes vers les camps d’Allemagne. Deux tiers environ de ces femmes appartiennent à un réseau ou à un mouvement de la Résistance. Pour la plupart, elles sont arrêtées en France et envoyées à la Neue Bremm, après avoir subi interrogations et tortures infligées par les sbires de la Gestapo. Venant de diverses prisons, elles sont regroupées avant le départ au Fort de Romainville ; seules partent de Nancy, Dijon ou d’autres lieux, celles qui sont arrêtées au cours de l’été 1944 en Moselle annexée ou en Meurthe-et-Moselle. Elles viennent de tous les milieux, de tous les horizons, de France et de pays d’Europe. Le camp est entièrement dirigé par la SS. Les conditions d’internement sont déplorables et les prisonnières subissent des sévices d’une extrême cruauté, beaucoup meurent avant leur départ vers le camp de Ravensbrück. Sur le taux de déportées, près d’une femme sur cinq ne revient pas et parmi les rescapées, beaucoup souffrent de telles séquelles qu’elles ne peuvent reprendre une vie normale.
L’être humain n’est pas un objet où qu’il soit,
Il reste toujours une personne
« un membre de la famille humaine ».
À l’opposé tout auteur de violence détruit
en lui-même sa propre dignité.
DÉPORTATION
Il n’est pas question de minimiser les persécutions et les massacres à l’encontre des peuples et des minorités, considérés par les nazis comme inférieurs. Aucune minorité n’est négligeable, aucune ne peut être oubliée, car toutes méritent reconnaissance et respect pour leur souffrances, pour leurs sacrifices et leurs martyres.
En ce qui concerne l’homosexualité masculine, il y a quelques documents et des récits rapportés par les rares survivants de cette période. En ce qui concerne les lesbiennes, c’est un grand manque historique car peu de femmes parlent officiellement à leur retour de déportation.
Néanmoins, il existe quelques témoignages écrits et confidences orales qui prouvent la présence des lesbiennes dans les camps de concentration.
Considérer la déportation et la persécution des lesbiennes comme un détail de l’Histoire, voire la nier, parce qu’elles ne sont pas aussi nombreuses que d’autres catégories de déportés, est inadmissible. On se retranche trop facilement derrière le paragraphe 175 du code pénal allemand, qui ne comporte pas le délit de lesbienne. L’absence de condamnation pénale ne signifie pas pour autant l’absence de condamnation sociale.
Claudia Schopmann donne à titre d’exemple le cas d’un couple de femmes dénoncées en mai 1940 par un voisin. « Les deux femmes dorment dans le même lit » précise le procès-verbal.
Quant au code pénal de l’Autriche, il comporte un article spécifique réprimant et condamnant les relations entre femmes, article qui reste en vigueur suite à l’Anschluss (annexion de l’Autriche par Hitler) du 12 mars 1938. Le paragraphe 209 concernant la pénalisation des homosexuels-les est abrogé le 24 juin 2002.
L’Alsace et la Moselle font partie du Grand Reich, leur statut est identique à celui des résidents allemands, les lois raciales et la purification ethnique les concernent au même titre.
De toute façon les nazis, que ce soit dans leur pays ou dans les territoires qu’ils occupent, n’ont nul besoin d’un texte de loi pour procéder massivement à des arrestations arbitraires.
Ne pas être mère, être célibataire, est incompatible avec ce que doit être la femme selon les théories nazies. Quant à l’avortement, il est sévèrement puni ; une division de la Gestapo combat de front l’homosexualité et l’avortement. Parmi les milliers de femmes arrêtées, il y a forcément des lesbiennes.
La présence de blocs réservés aux lesbiennes est attestée dans certains camps comme à Bützow (ex RDA) où elles sont maltraitées et humiliées. Les SS incitent les prisonniers du camp à les violer. Dans le camp de Ravensbrück, des lesbiennes portent le triangle rose avec le sigle « LL » (Lesbische Liebe, amour lesbien). Mais le plus souvent, c’est le triangle noir des « asociales » qui leur est attribué.
Le sort réservé aux lesbiennes dans les camps de concentration
À partir de 1942, des bordels sont mis en place dans de nombreux camps. Un grand nombre de prisonnières sont forcées à cette prostitution et particulièrement les lesbiennes ; les nazis pensent ainsi les remettre dans le droit chemin. Après six mois dans ces bordels, elles sont renvoyées dans un camp d’extermination où elles sont éliminées dans les chambres à gaz. D’autres sont utilisées par les médecins nazis afin « d’expériences médicales », traitements atroces dont la seule échappatoire est la mort.
La caractérisation de certaines détenues comme lesbiennes peut découler de l’histoire et des circonstances de leur déportation, ainsi que des signes extérieurs (allure masculine), qui jouent un rôle très important. L’aspect féminin étant un élément de dissimulation.
Si elles ont le malheur d’être juives, les lesbiennes sont particulièrement menacées.
Claudia Schopmann évoque le cas de Henny Schermann et de Mary Pünjer, internées au camp de Ravensbrück. Elles sont sélectionnées par Friedrich Menneke, qui les déclare « indignes de vivre », comme des dizaines de milliers d’autres « patients(tes) ». Dans son diagnostic, il décrit Henny Schermann ainsi : « Lesbienne compulsive, fréquentant seulement ce genre de bars et de clubs. N’utilisait pas son prénom Sara. Juive apatride ». En ce qui concerne Mary Pünjer, il écrit : « Lesbienne très active. Fréquente sans cesse les clubs lesbiens et s’exhibe avec ses congénères ». Elles sont envoyées toutes les deux à la chambre à gaz en 1942.
Friedrich Menneke est l’un des médecins responsables du « Programme T4 » concernant l’euthanasie des handicapés mentaux et physiques, des étrangers, des untermensch (races dites inférieures), des improductifs, de tous ceux et celles que le régime nazi considère comme dégénérés.
Encouragées par le régime de Vichy, les dénonciations vont bon train, et dans la France occupée la collaboration avec la police allemande est très active.
Cette police fonctionne sans aucun tribunal, décide elle-même des sanctions à appliquer et arrête qui elle veut. En voici un exemple qui se situe dans une petite ville de la région parisienne, où deux femmes vivent seules dans une maison entourée d’un grand terrain. Elles subissent des commentaires et des actes malveillants de la part de leur voisinage. Leur façon de vivre sans hommes et le bien qu’elles possèdent suscitent des sentiments de jalousie.
Elles sont dénoncées à la Gestapo comme femmes de mauvaises mœurs et en soi-disant collusion avec la Résistance. Arrêtées, envoyées en prison, puis déportées, elles disparaissent à tout jamais.
(Souvenirs personnels E.P.)
Si le motif de dénonciation invoqué est en tout premier d’ordre racial, et si les collaborateurs font du zèle par adhésion à la politique de Pétain, certains règlent leurs comptes personnels et même si cela n’est pas formulé explicitement, il est évident que l’homophobie fait partie des haines ordinaires qui motivent le déferlement de courrier adressé à la Gestapo quotidiennement.
Il reste encore en France des tonnes de lettres de dénonciation qui ne sont pas encore lues.
Sur tout le territoire français et dans les colonies françaises, la Résistance paye un très lourd tribut d’arrestations et de déportations.
Comme prisonniers des camps allemands, il ne faut pas oublier ceux des camps de rétention français, les « politiquement incorrects », les réfugiés étrangers, et en particulier les Espagnols anti-franquistes.
Éros et Thanatos
La vie dans les camps est un enfer difficile à concevoir pour qui ne l’a pas vécu.
Dans les pires détresses, l’amour est une force qui s’impose, et il s’impose dans les camps malgré les risques, malgré la souffrance et la mort.
Il existe des témoignages écrits de l’existence de l’amour entre femmes et il est vrai qu’ils ne font qu’effleurer le sujet, la discrétion étant de mise.
La réalité lesbienne est occultée car stigmatisée au-delà de la libération, et même au-delà de la mort, par le silence et le déni dans les familles.
Parmi les témoignages, il en est un qui explicite particulièrement bien l’intensité de l’amour entre deux femmes, c’est celui de Margarete Buber-Neumann qui écrit cette phrase inouïe : « Je remercie le sort de m’avoir conduite à Ravensbrück car j’y ai rencontré Miléna » , et qui écrit encore à la mort de Miléna : « La vie a perdu tout sens pour moi » . Elle rédige, après sa libération, un livre qui raconte la vie de Milena Jesenska, donnant un des plus beaux témoignages sur la résistance à Ravensbrück, racontant tous les petits gestes de l’amour : offrir des fleurs, se donner la main, se voir chaque jour, à tout prix... Une telle relation ne va pas sans prise de risques.
Margarete Buber-Neumann indique que le règlement de Ravensbrück punit les relations sexuelles entre femmes de coups de bâton.
Rendre compte de la déportation des lesbiennes, de leur persécution, est un défi.
Défi qu’il faut relever pour restituer une partie de l’histoire collective lesbienne, déjà faussée et niée, et qui risque de se perdre.
C’est essentiel aujourd’hui, plus que jamais, dans ce monde où les lesbiennes continuent à subir la double discrimination, de femme et de lesbienne.
APRÈS-GUERRE
LORS DU PRINTEMPS ET DE L’ÉTÉ 1945, 2 MILLIONS DE FEMMES ET D’HOMMES RENTRENT D’ALLEMAGNE : DÉPORTÉS, PRISONNIERS, STO ET ’’MALGRÉ-NOUS’’.
Les conditions de retour sont difficiles. L’accueil est décevant, les rapatriés sont mal acceptés, voire rejetés. Les survivants(tes) des camps de concentration font peur. Les gens se trouvent en face d’êtres décharnés, d’ombres échappées de l’enfer concentrationnaire qui se murent dans le silence.
Mais comment exprimer l’indicible, qui peut les croire ?
Une déportée hospitalisée au Val de Grâce raconte que, lorsque le médecin qui la soigne remarque le numéro de matricule tatoué sur son bras, il lui demande ce que c’est. Elle lui parle alors des camps. Incrédule, il lui délivre un bon de consultation pour l’asile d’aliénés de Sainte-Anne !
L’état de santé de maints déportés ne leur permet pas de regagner leur foyer dans l’immédiateté. Beaucoup, une fois dans leur famille, ne sont pas visibles pour les enfants à cause de leur extrême faiblesse et de peur d’être contaminés par des maladies.
De nombreux couples divorcent ; les familles ont appris à se passer des absents. Celles et ceux qui ont vécu tant d’horreurs ont changé et certains ne s’en remettent pas. L’incompréhension de leur entourage ne favorise pas leur réinsertion dans la vie normale.
La société de l’après-guerre est partagée entre divers éléments. La haine, les règlements de comptes entre ceux qui sont restés et soupçonnés, à tort ou à raison, de collaboration, ceux qui sont partis en exode, ceux qui ont fait du marché noir et ceux qui ont pactisé avec l’occupant.
« LES TONDUES » : une vilaine page de la Libération
Fin 1944 et 1945, parce qu’elles ont eu des relations sexuelles avec des Allemands et pour de faux ou vrais prétextes de collaborationnisme, des milliers de femmes sont passées à la coupe zéro. Elles subissent des parodies de procès, en l’absence de toutes directives centrales. Certaines sont rossées et marquées au fer rouge sur le visage d’une croix gammée, il y en a même qui sont fusillées. Il est certain que des actes de vengeance n’ayant rien à voir avec la collaboration ont été perpétrés. Comme toujours les femmes sont considérées comme responsables, elles catalysent toutes les peurs et les frustrations.
En 1945, les femmes obtiennent enfin le droit de vote, il s’agit d’une récompense qui leur est octroyée pour le rôle qu’elles ont joué pendant la guerre plutôt que d’une conquête féministe.
Après la guerre, les femmes doivent rentrer dans le giron familial et patriarcal ; les rôles d’épouse et de mère étant toujours la planche salvatrice pour avoir une place et tenir avec dignité un rôle dans la société. Ce paradigme est si puissant que beaucoup de femmes renoncent à leur homosexualité. Hors mariage, la vie est très difficile et vivre ostensiblement avec une compagne est un défi que peu peuvent se permettre d’assumer, et ce particulièrement dans le milieu rural ou dans les petites villes de province. Pour donner le change, quelques gays et lesbiennes se marient ensemble. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque l’homosexualité est punie par la loi.
Si quelques hommes déportés parlent de leur homosexualité, en ce qui concerne les lesbiennes il n’en est pas de même, c’est la discrétion qui prévaut.
La France a besoin d’enfants et la législation d’après-guerre se focalise sur une politique nataliste ; on attribue des allocations pour la pré-natalité et la maternité, ce qui est certes un progrès pour les classes sociales les plus démunies.
Les restrictions persistent - notamment le rationnement du pain - jusqu’en 1949, mais après les privations dues à la guerre, la société française a soif de consommation, de romances et d’exaltation des vertus familiales.
Dès 1948, le « Salon des arts ménagers » rouvre ses portes et ce jusque dans les années 60.
Toute la publicité est faite dans le sens de la femme qui reste élégante - grâce aux appareils ménagers - pour accueillir son seigneur et maître et lui servir de bons petits plats, et gare à elle si le café est mauvais ! Dans la continuité de l’idéologie pétainiste et comme l’écrit Berthe Bernage : « Être féministe c’est accomplir le beau métier de femme et de maman ».
Les valeurs traditionnelles de Vichy « Travail, Famille, Patrie » ne donnent pas aux femmes des responsabilités et une indépendance à la hauteur de leurs actions et de leurs sacrifices dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale. Les politiques ne souhaitent pas que les femmes dérogent à leurs rôles exclusifs de mères de famille et d’épouses au foyer.
Les lesbiennes subissent répressions familiales, chantages affectifs et examens médicaux forcés.
Elles sont contraintes à vivre leurs amours en secret. Sans modèles, sans lieux d’accueil (il n’existe que quelques cabarets dans les grandes villes et entrer dans un bar ne correspond pas forcément à un moyen d’identification à un groupe et encore moins à des confidences concernant un sujet aussi grave que la déportation), elles sont condamnées au silence.
Des livres concernant la vie dans les camps, des films, des articles de journaux sont publiés, mais rien ou presque sur les lesbiennes. Dans les deux décennies qui précèdent 1968 et l’émergence des mouvements féministes et homosexuels, les lesbiennes n’ont guère la possibilité de s’exprimer ouvertement, ce qui est regrettable car aujourd’hui ces témoignages du vivant des déportées nous manquent.
En 1949, Simone de Beauvoir publie son brûlot littéraire : « Le deuxième sexe ».
Des changements sociaux apparaissent à partir des années 1960 ; la parole, la révolte des femmes, la visibilité et les revendications lesbiennes sont en devenir. La société explose en mai 1968, et dans les années 1970 les associations féministes et lesbiennes se constituent.
Des historiennes féministes et lesbiennes parlent enfin de la déportation. Les archives étant enfin ouvertes et la parole libérée, vouloir revisiter cette partie importante de notre histoire n’est pas une utopie, mais une nécessité et un devoir envers celles qui se sont sacrifiées pour qu’aujourd’hui nous soyons libres et reconnues.
La déformation du passé aveugle le présent
CONCLUSION
Le négationnisme est une plaie qui ne guérit pas ; il est facile de minimiser le rôle des femmes dans l’Histoire, de rester dans le carcan des idées reçues et des vues étroites sans se poser de questions. Comprendre le passé, se le réapproprier, est un droit ; il n’y a aucune raison valable de se murer dans le silence, comme si nous étions coupables de je ne sais quelle faute. C’est pourquoi, j’ai commencé des recherches depuis le début de la troisième République jusqu’aux années d’après-guerre pour comprendre.
Je fais partie de la dernière génération qui a encore la mémoire du vécu de cette période tragique. J’ai rencontré des déportées et j’ai écouté leur récit avec effroi. J’ai vu les premières photographies des camps (avant qu’ils ne soient aménagés pour les visiteurs). Je ne puis concevoir que ce passé si proche s’efface. Il en est même qui vont jusqu’à affirmer que la déportation des lesbiennes n’a pas existé et qu’elles n’ont eu qu’un rôle minime dans la Résistance, ce n’est pas supportable !
Lorsque j’entends des propos concernant la conduite des rescapées de la déportation, suspectées de conduites infamantes, je suis indignée. De quel droit porter un tel jugement ? Compte tenu des conditions extrêmes de tortures morales et physiques, difficilement concevables, vécues par ces femmes, comment passer sous silence tous leurs gestes, tous leurs actes de courage et d’humanité ?
La prise de parole en public est une épreuve redoutable pour les femmes. Comment exprimer leur souffrance, comment expliquer l’horreur de la déshumanisation ?
Dans l’immédiat après-guerre, si quelques survivantes parlent de leur déportation, c’est en toute confidentialité à quelques proches. Il n’y a personne pour collationner leur témoignage ; mais dans les années 50-60, qui s’intéresse aux lesbiennes déportées ?
Le complexe de la survivance est une chose atroce pour les rescapées de l’enfer de la déportation. Ce sentiment est porté au crédit du soupçon alors qu’il doit être interprété comme un signe de grandeur, car les êtres amoraux, eux, ne connaissent pas le sentiment de culpabilité.
Il n’est jamais trop tard pour revisiter l’Histoire. Ce serait absurde de baisser les bras car sans cesse les recherches historiques évoluent. Le passé s’enrichit de nouvelles découvertes qui permettent une analyse et un éclairage différents.
Ces recherches doivent être menées en France, mais également dans les pays alliés dont les femmes ont participé à la lutte contre le nazisme, dans l’Armée et la Résistance.
Toutes les archives n’ont pas encore été consultées, il y a du collectage de témoignages à engager et des documents familiaux à découvrir.
L’histoire des femmes, désormais reconnue, il faut espérer que les lesbiennes y trouvent leur juste place. Il n’est pas admissible que l’on passe sous silence les luttes et les souffrance des lesbiennes dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale.
Avec effroi, je constate les flots de haine, la violence et la montée des mouvements extrémistes, ces derniers mois, à propos du mariage pour tous.
Notre société est loin d’être guérie de son passé xénophobe, homophobe, lesbophobe et de ses intégrismes politiques et religieux. Nous devons rester vigilantes, car tous nos acquis peuvent disparaître rapidement à la faveur d’un gouvernement dictatorial.
La République de Weimar est un exemple probant, en quelques jours elle a été spoliée de toutes ses avancées sociales, de tous ses droits et libertés.
La vigilance est nécessaire pour défendre les valeurs de la démocratie républicaine et laïque, afin de ne pas compromettre notre devenir.
Tant de femmes sur notre planète sont violées, mutilées, massacrées, tant de femmes sont maintenues dans l’ignorance et la dépendance à toutes sortes d’autoritarismes injustes. Tout cela ne peut nous laisser dans l’indifférence !
Avec lucidité, combattre aujourd’hui pour l’égalité, la liberté, la sororité des femmes et des lesbiennes dans notre pays et dans le monde, est une belle aventure dans le continuum de notre Histoire.
Ève PASCAL
Marseille 2013
Je remercie la Coordination Lesbienne en France et le Centre Évolutif Lilith
Merci également pour leur aide à Liliane Lallemand et Colette Pierron
SOURCES
Florence Tamagne :
Histoire de l’homosexualité en Europe ; revue Clio 14/2001
La construction d’une mémoire historique homosexuelle ; Controverse 116
L’identité lesbienne : une construction différenciée ; Revue critique cahier d’histoire 84/2001
Rita Thalmann : L’oubli des femmes dans l’historiographie de la Résistance ; revue Clio 1/1995
Christine Bard : L’Histoire des femmes au défi de la déportation ; Histoire et Politique n° 5
Élodie Jauneau :
Des femmes dans la France combattante ; Genre et Histoire n° 3/2008
Image et représentation des premières soldates françaises ; revue Clio n° 30/2009
Corinna Von List : Résistantes ; ed. Alma
Pierre-Emmanuel Dufayel : Les femmes déportées de Neue Bremm ; Dossier Mémoire Vivante n° 61
Ruth Roelling : Lesbiennes berlinoises 1930 ; Tradition, cultural coundarie, and indentity formation in central Europe and beyond
Marie-Ève Chagnon : Les ombres du Troisième Reich ; Le Panoptique créative commons
Edna Castello : Lesbiennes sous le Troisième Reich, disparaître ou mourir ; Magazine 360° 10/2004
Luc Capdevila et Fabrice Virgili : Guerre, femmes et nation en France 1935-1945 ; CNRS Institut du temps présent IHTP
Régis Schlagdenhauffen-Maïka : Promotion de la prostitution et lutte contre l’homosexualité dans les camps de concentration nazis ; Trajectoires 1/2007, travaux de recherche CIERA
Philippe Poisson : Lesbiennes sous le Troisième Reich ; Le monde en guerre
Antoine Monge : Les Inconnues du Troisième Reich ; 360° Magazine LGBT Suisse Romande
Gundrun Hauer : texte lu dans la mémoire interdite cahier 2, Groupe Action gay pour les libertés Orléans
Christine Colaruotalo : Les résistantes dans l’historiographie de la mémoire collective ; Académie Aix-Marseille Histoire et Géographie
Wikipedia et divers sites de recherches : livres, documents et conférences
[1] Tereska Torres (1920-2012) est une résistante et femme de lettre franco-américaine d’origine juive polonaise, auteur du best-seller « Women’s Barracks », le premier ’’pulp’’ à évoquer franchement des relations lesbiennes. Tereska a publié en 2011 une adaptation française de « Women’s Barracks », sous le titre « Jeunes filles en uniforme ». Son journal de guerre est paru en 2010 sous le titre « Une Française Libre. »