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vendredi 2 mars 2012
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Éros et politique

Marie Jo Bonnet, Ex Aequo, octobre 1998

Parler des rapports entre lesbiennes et féministes au cours de ces trente dernières années en si peu de place est une gageure à plus d’un titre. D’abord parce que nous sommes loin d’être d’accord sur les terme de cette opposition entre lesbiennes et féministes et sur la définition à donner des deux mots (une féministe serait-elle, par définition, hétérosexuelle ?). Ensuite, et surtout, parce que « lesbiennes » et « féministes » personnifient deux grandes énergies qui œuvrent depuis le début du siècle à l’émancipation des femmes, à savoir Éros féminin libre incarné par l’Éros saphique et le combat pour la liberté de l’avortement, et l’égalité entre les sexes qui pose la question du pouvoir des femmes dans la Cité.

Longtemps dissociés, ces deux courants se sont unis dans les années 70 au sein d’un Mouvement de Libération des Femmes qui a fait trembler les chaumières, parce que des femmes osaient critiquer « la société mâle » et remettre en question les sacro saintes vertus de la virilité. De plus, le MLF accueillait toutes les femmes, quelques soient leur pratiques sexuelles, leur position sociale, leur métier, leur âge ou leur origine géographique, posait l’appartenance au sexe à la base d’une conscience féministe nouvelle qui rompait du même coup avec un siècle de conditionnement marxiste. Si l’on ajoute la non-mixité, voulue et défendue pied à pied, on comprendra que ce mouvement se donnait pour la première fois les moyens d’affronter le grand tabou : l’homosexualité féminine.

Et de fait, l’amour entre femmes va jouer un rôle considérable dans la construction de la « sororité ». Détonateur d’une critique radicale de l’hétérosexualité comme système d’oppression des femmes, il est peut-être plus encore le moteur d’une quête identitaire nouvelle qui vise à la fois la destruction des modèles féminins aliénants et la réalisation de sa « totalité d’être humain ». Un tel programme ne pouvait pas laisser indifférent. Du côté des hétérosexuelles, d’abord, qui découvrent au sein du MLF leur capacité à désirer des femmes, provoquant une crise profonde du couple hétérosexuel et de la famille qui est loin d’être terminée. Et du côté des pouvoirs masculins institués qui lancent la contre offensive en posant l’équation « MLF = lesbiennes = anti-hommes ». Cette propagande sera très efficace, car les femmes n’aiment pas qu’on les soupçonne de ne pas aimer les hommes, c’est comme si on les excluait de la société, et quand la gauche arrive au pouvoir en 1981, c’est à dire quand se présente la possibilité d’institutionnaliser certains acquis du féminisme, le lesbianisme devient brusquement un épouvantail qu’on range au placard sans mot dire.

Réagissant à leur occultation, des lesbiennes se radicalisent autour des théories défendues par Monique Wittig (« Une lesbienne n’est pas une femme… »). Mais ce radicalisme ne fait qu’isoler un peu plus les lesbiennes, car outre qu’il émerge en plein éclatement de la dynamique unitaire du MLF, il refuse de s’appuyer sur la fonction propre d’Éros qui est d’unir, de relier et d’affirmer son droit à l’existence, pour poser le lesbianisme comme point de rupture politique et idéologique entre elles et « l’hétéro-féminisme ». L’opposition lesbiennes/féministes date donc du début des années 80 et se figera pendant une bonne quinzaine d’années au détriment à la fois d’Éros et du politique. Car privé de l’énergie contestataire d’Éros féminin libre, le féminisme ne pourra que constater son impuissance à imposer l’égalité entre les sexes dans la Cité.

Il faudra attendre la sortie des années sida pour procéder à une nouvelle redistribution des cartes. Alors que le féminisme avait été le vecteur de la visibilité lesbienne dans les années 70, c’est le mouvement gay qui devient le moteur d’une reconquête du droit à l’existence ? Entraînées par cette dynamique, les lesbiennes s’appuient alors sur l’héritage féministe pour prendre en main leur propre représentation. Au début des années 90 elles reconstituent un tissu associatif extrêmement vivant qui s’auto-légitime en 1996 avec la création de la Coordination lesbienne nationale. Mais si « les lesbiennes se font du féminisme », pour reprendre l’expression de Cineffable, les féministes sont loin de se faire du lesbianisme, comme on a pu le voir lors des Assises nationales pour les droits des femmes de mars 1996. Il a fallu faire un véritable happening politique pour que les lesbiennes puissent introduire leurs revendications dans la plate-forme finale signée par les 166 associations, syndicats et partis de gauche organisateurs, et obtenir une représentation au sein du Collectif national.

Mais on ne peut pas en dire autant des féministes officielles qui observent le plus profond silence sur les lesbiennes depuis bientôt vingt ans. Pour ces femmes politiques, universitaires ou médiatiques, l’homosexualité se situe du côté du masculin, et par conséquent du côté des gays, avec qui elles entretiennent d’ailleurs d’excellents rapports, ce qui évite d’aborder la question de leurs liens avec les femmes.

Après ces trente années de lutes et de passion partagées, on peut s’inquiéter de l’absence de discours politique sur l’homosexualité féminine. On aimerait que les femmes au pouvoir montent plus de courage et de solidarité avec leur propre sexe. De toute évidence, l’Éros lesbien fait plus peur que l’Éros gay. Peut-être parce qu’il porte en lui un désir de réaliser sa totalité d’être humain qui ne peut trouver sa place dan la Cité sans un complet bouleversement es rapports sociaux de sexe.

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