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vendredi 2 mars 2012
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Sexualité et les beurs au féminin

SOUAD BENANI, Sans frontière, « La ‘Beur’ Génération », sans date (1986), pp.65-70 ; réédité sous le titre « Lesbiennes maghrébines : briser le silence » dans : Bulletin des Archives lesbiennes, n°5, février 1987

DEPUIS DES SIÈCLES LA SEXUALITÉ EST CONFINÉE DANS LE DOMAINE DU PRIVE. NOUS TAISONS LE SEXE, NOUS LE CACHONS. POUR LES FEMMES MAGHRÉBINES CELA CONSTITUE UN POINT NOEDAL DE LEUR OPPRESSION. ELLES SONT EN CELA HÉRITIÈRES DES PRINCIPES DE LA CULTURE MUSULMANE ET DE CEUX DES PAYS DU POURTOUR DE LA MÉDITERRANÉENNE. UNE HYPER VALORISATION S’EST CONSTITUÉE AUTOUR DE LA VIRGINITÉ DES FILLES. L’HONNEUR DES PÈRES, DES FRÈRES, DES COUSINS EST CHAQUE FOIS MIS EN PÉRIL PAR LE MOINDRE ÉCART DES FEMMES. HONNEUR MAIS SURTOUT LA PREMIÈRE A NE PAS TRANSGRESSER CELLE DE LA FILIATION MASCULINE ET DE L’HÉRITAGE.

DÉLIBÉRÉMENT, J’AI CHOISI DE FAIRE PARLER UNE LESBIENNE. UNE INTERVIEW ILLUSTRERA LE PROPOS. MAIS IL EST ÉGALEMENT IMPORTANT DE COMPRENDRE QUE LES JEUNES BEURS HÉTÉROS OU HOMOS SONT TRIBUTAIRES D’UN MÊME SYSTÈME DE DOMINATION.

En France peut-être encore davantage qu’au pays, les filles reçoivent une éducation de la pour, une éducation) due à la hantise. Cela s’articule sur un double fantasme : le premier, celui de la pour de l’homme ; agresseur, dominateur, voleur d’hymen, peu scrupuleux au sexe violent et sale ! Le second, celui de la crainte de la société française, potentiellement liquidatrice du principe d’identité. Ces deux fantasmes se nouent autour du corps en même temps qu’ils empreignent l’inconscient au plus profond. Les jeunes maghrébines sont appelées à vivre dans l’amnésie de leur corps, celui-ci étant interdit, tabou. La sexualité est donc soigneusement confisquée jusqu’au jour où le mariage lève l’interdit et l’absorbe dans la fonction de reproduction ! Ce fantasme éducatif où le sexe s’inscrit dans l’avenir et le régi, crée la ligne de partage. D’un côté les parents attelés comme à un poteau d’amarrage aux valeurs d’origine, de l’autre les filles nées ou élevées en France, au centre de la contradiction mais devant l’assumer chacune seule. Et lorsque l’on pousse au plus loin ce partage, il prend parfois l’allure d’une bataille rangée. Les parents ne se sentent plus en mesure de ne rien assurer quand leurs filles atteignent les 16-18 ans. La politique de la panique refait surface, et ni la raison ni l’affect ne rentrent en ligne de compte.

Obéir à une sorte d’impératif catégorique ; dégager sa responsabilité en même temps que son honneur. Au plus vite, la famille doit réaliser le destinée finale des filles, les marier et restituer la norme du couple "Halal".

Après, cela ne les concerne plus.

Mais le diable est aussi sorti de sa boite.

Mais le diable est aussi sorti de sa boite, les femmes ne veulent ni être mariées, ni rentrer au pays : c’est la fugue, la rupture... et souvent l’enchaînement d’une suite de problèmes : grossesse. logement, solitude, chômage et la galère. Pourtant même lorsque l’on trouve un modus vivendi entre parents et filles, que l’on respecte les valeurs des uns et des autres, que l’on ferme hypocritement les yeux sur toutes les infractions à la règle, et que les filles jouissent d’une totale autonomie pour leurs études, leur avenir professionnel, leur vie... Tout cela est admis, à la condition sine qua non que jamais on n’affiche ostensiblement sa vie sexuelle si celle-ci ne correspond pas à ce qui fait valeur de norme.

Certaines jeunes beurs sont mères célibataires, ces cas se multiplient de plus en plus et lorsque les parents finissent par admettre (et non comprendre) cette réalité. il n’est pas question d’en parier. Le sexe étant toujours voué à la prohibition et eu mutisme. on ne transgressera pas davantage la loi, en désignent l’objet de l’interdit. Parmi les femmes de 25 à 30 ans, qui aujourd’hui ont réussi à imposer leur autonomie, et mener une vie relativement indépendante (salariés ou étudiantes, elles sont célibataires et vivent seules ou en concubinage), le problème sexuel a été plus difficile à assumer. Comment ne pas trop bousculer la norme, et assumer ses idées et la libre disposition de son corps dans un univers enclin à ne rien admettre ? Comment faire pour ne pas recommencer avec les hommes que l’on aime les mêmes rapports d’aliénation que l’on a vu entre la père et la mère ? Comment faire pour éviter le machisme et le rapport de pouvoir entre les hommes et les femmes ? Comment faire pour transgresser l’interdit et vivre enfin une sexualité sans culpabilité, lorsque le voix du père ou de la mère du fond de l’inconscient est la pour rappeler à l’ordre ?

D’abord et avant tout, éviter le milieu d’où l’on sort. Éviter de rencontrer le beur, qui d’avance représente un capital en négatif de tout ce qui a fait souffrir, de tout ce qui est privatif de liberté. Éviter enfin de se replonger dans l’univers de pouvoir masculin, où la virilité est l’image qui fait loi.

La fac, l’entreprise, le milieu militant sont autant d’espaces différenciés où des relations de notre choix peuvent se tisser.

Rencontrer un copain, c’est d’abord et avant tout une relation d’égalité. Les rapports affectifs et sexuels dépendent du respect et de la confiance qu’il y a l’un pour l’autre. A pratiquement 100 pour 100, les premières expériences de vis de couple se font avec un français ou avec quelqu’un d’une autre nationalité parmi les plus avancés, les moins phallos, les plus compréhensifs. L’essentiel c’est que le masculin renvoie une image positive du féminin. Et c’est avec l’actualité des luttes pour l’égalité des droits et les différentes attaques racistes qu’a subi la communauté maghrébine, qu’enfin le dialogue est ouvert entre les beurs hommes ou femmes, et que les échanges sont possibles, par la reconnaissance de l’autre à part entière. Dans cet espace nouveau peut se poser le problème de vivre une relation affective et sexuelle avec un beur. L’idée avait été soigneusement refoulée auparavant. elle peut paraître enfin possible par l’effet d’une réconciliation culturelle.

Pour les jeunes le contexte est différent. Elles profitent des acquis de leurs sœurs et de la petite brèche introduite dans la famille. De plus, s’étant battues aux côtés de leurs aînés contre le racisme, elles se trouvent moins en prise au blocage avec les jeunes maghrébins. Mais les problèmes ne sont pas pour autant dépassés.

Un phénomène nouveau apparaît, celui d’une autre identité sexuelle, le lesbianisme chez les beurs. Non pas que l’homosexualité soit quelque chose de nouveau en soi, mais ce qui est essentiellement novateur c’est d’exprimer le problème, d’avoir enfin une parole à soi qui s’oppose au secret, au caché, au refoulé et au non dit. Autour des lesbiennes beurs, pèse le double secret du silence et de Interdit.

C’est la marge de la marge, la transgression suprême

C’est la marge de la marge, la transgression suprêmes, celle de la loi d’Allah ! Et si les lesbiennes beures réussissent à faire entendre leurs revendications ou simplement leurs questions, cela suffirait à faire une explosion dans l’ensemble du système.

Essayons de comprendre comment les femmes beures vivent l’homosexualité, écoutons par exemple le témoignage de Leila :

LEILA : je suis jeune, d’origine algérienne, à l’époque je ne savais pas si j’étais homo ou hétéro, je n’en savais absolument rien. Seulement il y avait quelque chose de sûr, en ayant vu ce qu’avait vécu ma sœur, je me suis dit, moi je n’ai pas envie de commencer à sortir avec les mecs. C’était une terreur pour moi. Tous les soirs c’était le baston avec ma grande sœur. Elle se faisait littéralement tuer parce qu’elle avait un copain et cela m’a fondamentalement bloquée. De plus ma mère nous dépeignait les hommes comme des dégueulasses, des obsédés. Et depuis que je suis enfant, l’homme a été décrit comme l’ordure incarnée. Il fallait éviter les hommes, éviter de les fréquenter, faire attention à son corps et à sa virginité. Nous étions sept filles et j’étais terrorisée à chaque aventure de mes sœurs. Je voyais ma mère souffrir et j’avais envie de lui faire plaisir et de lui obéir.

S.F. : Tu n’as donc jamais eu de rapports sexuels avec des hommes ?

LEILA : non, je ne m’approchais pas des mecs. J’avais des copains comme tout le monde, mais je n’avais aucun désir pour eux. Pas davantage que pour les femmes. Du coup, je n’avais aucune sexualité, ça n’avait pas de sens pour moi. Quand j’ai vu en Algérie, à 11 ans, des filles battues, humiliées, là déjà ça a été la cassure totale avec les hommes. Ensuite, ça a été mieux parce que j’ai connu des gars français...

S.F. : comment as-tu vécu le fait d’être lesbienne ?

LEILA : des crises d’angoisse terrible... Non pas parce que je couchais avec une femme. Mais parce que je ne voulais pas avoir de relations sexuelles.

J’étais contre la sexualité à mort.

J’étais contre la sexualité à mort... Et puis tu aimes une fille. Le désir est le plus fort. On n’y pense plus. Au niveau de la relation physique, il n’y a pas trop de problèmes. Et ce n’est qu’après, quand on se retrouve seule. face au regard des autres, qu’on se dit : je suis lesbienne !

S.F. : comment tu te perçois dans le regard de l’autre ?

LEILA : je me dis maintenant, je suis une lesbienne, et je vais vivre dans une société hétérosexuelle. Comment va-t-on me regarder ? Le problème n’était pas par rapport aux petits intellectuels bourgeois que je côtoyais dans le monde des études... Ce n’était pas du tout eux qui m’inquiétaient, ils l’admettaient très bien. C’est que je ne suis pas seulement lesbienne, mais je suis femme et immigrée. Je m’étais toujours préparée à avoir une vie professionnelle, etc. En cela j’étais comme les autres filles algériennes qui n’accepteront plus maintenant d’être mariées, d’être redevables de quelque chose à un mec. Mais par contre, je me demandais comment j’allais faire sans la représentativité du couple hétéro. En tant qu’homo, je me suis pensée tout de suite vieille. Quand tu te projettes dans la vie, tu te dis : plus tard tu n’auras pas de gosse, tu auras 40-50 ans, comment est ce qu’on te regardera ?

S.F. : quelle a été ta réaction de ta famille ?

LEILA  : dans la famille on n’ en parle pas. On ne dit rien, sauf avec mes sœurs. Ma mère s’en doutait depuis longtemps, parce que j’étais arrivée à 18 ans sans que je sois sortie avec un mec. Et ça elle le savait puisqu’elle nous surveillait de près. Elle se disait donc, celle là au moins y échappera. Elle n’ira pas se mettre dans le lit d’un type. Et puis, elle s’est aperçue que j’avais une copine. Dans sa conception, on s’arrange mieux, beaucoup mieux d’une fille lesbienne que d’une fille qui se promène dans la cité la main dans la main avec un gars et qui pourrait être enceinte... Ce qui se voit est condamnable. Et c’est vrai que l’on camoufle la sexualité plus facilement quand la fille est lesbienne. A moins qu’elle n’aille le raconter partout. Mais moi, je n’ai pas ce comportement, je respecte mes parents, leur culture. leur origine, leurs relations dans la cité.

S.F. : et vis-à-vis de ton père ?

LEÎLA  : mon père, on ne lui dit rien. il n’existe pas dans la famille finalement. C’est ma mère qui s’occupe de tout et qui dirige tout. Aujourd’hui il est de plus en plus triste quand il me regarde, il vieillit.

Il se rend compte que je vis avec une fille

Il se rend compte que je vis avec une fille, et que c’est définitif, alors qu’il a toujours rêvé de nous marier. Maintenant se pose un problème. La tristesse a aussi gagné ma mère alors que mon père commence à s’inquiéter sérieusement. Aucune de mes sœurs sur les sept ne s’est mariée. Et plus je vieillis, plus ça leur pose problème. A 18 ans, il n’y en avait aucun, à 20 ans ça en pose un peu plus, à 25 ans aujourd’hui, on me regarde avec de drôles d’yeux.

S.F. : par rapport au milieu beur, ne penses-tu pas qu’il faudrait aussi se battre avec tes revendications propres en tant que femme immigrée lesbienne ?

LEILA : oui, mais il faudrait qu’il y ait des lesbiennes beures dans le mouvement et qu’elles le disent. Les lesbiennes maghrébines que j’ai rencontrées sont surtout dans le mouvement des femmes françaises.

S.F. : que penses- tu du mouvement beur ?

LEILA : c’est fou et extraordinaire. Nous sommes une force à part entière. Et le discours qui s’est développé est propre et autonome sans aide d’organisations politiques pour donner la leçon aux algériens...

S.F. : Tu ne fréquentes plus le mouvement beur, est-ce à cause du fait que tu sois lesbienne ?

LEÏLA : oui, c’est ça. Et pourtant il y a eu des évolutions. Ils ont fini par le savoir et finalement par le comprendre. D’abord ce fut le silence avec les jeunes de ma cité, et ce silence était de plus en plus gênant. Mais finalement, ce n’est pas de leur faute, depuis qu’ils sont gosses, on leur parle d’eux en les valorisant et ils ont beaucoup de mal à comprendre que tu ne sortes pas avec eux. En fin de compte, ils aiment bien la société française quand ça les arrange. ils se font des petites copines... Et c’est comme ça dans les banlieues. Seulement quand c’est une parole ou un acte qui nie leur existence, ça ne va plus. En tant que lesbienne. on ne vit pas avec eux, ni au milieu d’eux. Et surtout on n’a pas besoin d’eux. Et là, ils sentent très vite le danger.

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