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vendredi 2 mars 2012
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LESBIENNES ET JUIVES

Muriel Goldrajch et Christiane Jouve, Lesbia, novembre et décembre 1984

Lesbiennes et juives (I),

Les lesbiennes juives existent-elles ?

Peut-on imaginer une invisibilité aussi parfaite, au sein de la communauté juive comme dans la mouvance homosexuelle ?

Qui parle de celles qui ne font aucun bruit ? Nous nous sommes longuement interrogées sur ce silence total, tout du moins en France, en partant justement des principales intéressées : comment vivent-elles cette double identité, si c’en est une ? Toutes les femmes que nous avons contactées eurent la même réaction de départ : Je n’ai rien à dire. Et, bien sûr, suivit un flot de paroles, souvent contradictoires, mais traduisant parfois un certain soulagement. Les effets conjugués de l’homophobie, du sexisme et de l’antisémitisme ne sont pas toujours faciles à assumer. Si cette enquête ne permet pas de tirer de conclusions quant à l’existence d’une identité propre de "lesbienne juive", qu’elle ait la simple prétention de souligner que les lesbiennes ne proviennent pas de la génération spontanée, que chacune possède son histoire, ses racines et que nos différences créent notre richesse.

Ce dossier vous sera soumis en deux parties : la première s’attaquera spécifiquement aux relations avec la communauté juive et le lieu lesbien. La seconde partie, qui sera publiée en décembre, traitera de l’antisémitisme, des groupes de lesbiennes juives aux USA et de l’interaction entre lesbiennes et minorités.

Nous attendons avec impatience vos cris de joie ou d’indignation...

JUIFS ET HOMOSEXUALITÉ : FACE A FACE OU DOS A DOS ?

LES JUIFS N’EN PARLENT PAS, LES LESBIENNES NON PLUS. POURTANT, EN CHERCHANT BIEN APPARAIT UNE RÉALITÉ INDISCUTABLE : L’INTOLÉRANCE.

Il existe en tout et pour tout deux versets de la Bible condamnant l’acte homosexuel, au même titre que l’acte hétérosexuel hors mariage. Plus que le rejet d’une déviance sexuelle, il s’agit bien d’une condamnation de la sexualité, uniquement bénie lorsqu’elle sert à procréer. L’influence de la Bible et de ses anathèmes ne se firent pas seulement sentir dans le judaïsme, mais aussi à travers toute la morale chrétienne.
Le onzième commandement Tu ne jouiras point reste probablement le plus appliqué quelque soit la doctrine religieuse. Si les Juifs n’ont pas le monopole du plaisir hors la loi, ils sont les plus silencieux quant à l’homosexualité.

Le Talmud et la Torah n’y font jamais allusion ; la communauté juive, dans son ensemble, ne s’est jamais manifestée sur le sujet : l’homosexualité n’existe pas.

En parler, y compris pour la condamner, reviendrait à admettre son existence et, surtout à réaliser que des Juifs peuvent être homosexuels(les).

Pour comprendre un peu la question, il faut d’abord poser un axiome de départ indispensable : être juif, c’est bien plus que de croire et de pratiquer le judaïsme. Pour les religieux, un "vrai" Juif doit respecter le Shabbat (samedi férié et jeûner à Kippour (le premier Shabbat du Nouvel An juif). Ce que ne font pas bon nombre de Juifs, y compris ceux qui se revendiquent en tant que tels. Pourtant, un homosexuel pratiquant n’est pas un "vrai” Juif. C’est une contradiction que découvrirent à leurs dépends bon nombre de Juifs homosexuels dans leurs familles. De même, des Juifs non-pratiquants, réputés libéraux peuvent avoir une réaction similaire : Un homosexuel, c’est un homme mort-vivant. Voilà le type d’appréciations que récoltèrent des membres du Beit Haverim. un groupe d’homosexuels juifs, lors d’une émission sur la radio libre Radio Shalom. Ce débat sur l’homosexualité réalisé en deux fois fit l’objet d’un véritable scandale ponctué d’appels injurieux au point que les deux animateurs décidèrent de ne jamais renouveler l’expérience. Deux points positifs pourtant : le témoignage d’une mère acceptant l’homosexualité de sa fille et, surtout, la rupture d’un silence écrasant. Le Beit Haverim intervint également à l’occasion d’un débat sur "Le Droit à la Différence" : même scandale. Une femme se mit à hurler, le public était très choqué et assez violent. Autre avancée : les gens tentaient de se justifier, d’expliquer pourquoi l’homosexualité et le judaïsme leur semblaient incompatibles.

Le poids de la tradition

La tradition religieuse reste beaucoup plus présente au sein de la communauté juive que le catholicisme ne peut l’être car il n’est pas directement lié à l’histoire d’un peuple. La doctrine chrétienne s’est répandue de par le monde, a subi des modifications, des aménagements selon le contexte géo-politique du pays. La religion juive se transmet de père en fils. Au lieu de convertir, les Juifs gardent la tradition comme l’ultime recours, le lien extraordinairement fort qui leur permit de traverser les persécutions, les pogroms et l’holocauste. L’antisémitisme ne date pas d’Hitler. Depuis des siècles, les Juifs sont un peuple d’émigrants ; ils purent ainsi assimiler les coutumes, les modes de vie des autres ; peuples, apporter une grande richesse intellectuelle due à la diversité de leurs expériences et à leur faculté d’adaptation indispensable à un peuple toujours aux aguets. Vous êtes vous jamais demandé pourquoi les Juifs ont la réputation (souvent fausse) d’être des commerçants ? Tout simplement parce qu’ils n’avaient pas le droit de posséder la terre. On leur laissait des emplois condamnés par l’Église : le commerce, l’usure, tout ce qui avait trait à l’argent. La littérature déborde d’exemples de Juifs usuriers, avares, maudits : "Le Marchand de Venise" de Shakespeare, "Le Juif de Matte" de Marlowe nous ramènent aux XVIe et XVIIe siècles. Ce climat de persécution entretenu par la religion permet de poser un autre principe de base pour les Juifs : le mariage et la reproduction.

La religion juive n’a pas évolué au cours des siècles : elle reste une affaire d’hommes. Les femmes sont tenues ; séparées des hommes à la synagogue car elles pourraient "troubler leurs dévotions" mais surtout parce qu’une femme qui a ses règles est impure et qu’il est difficile de faire le tri à l’entrée.

Pourtant, le rôle de la femme juive est déterminant : c’est elle qui transmet le judaïsme à l’enfant, c’est elle qui le met au monde et qui l’éduque. Faire des enfants pour perpétuer la race : voilà la règle fondamentale que n’appliquent pas les homosexuels.

Dans un sens, ils et elles ne font pas leur devoir envers la communauté juive et en sont donc rejetés.

Si les hommes homosexuels juifs sont ressentis comme une offense au culte d’une sexualité virile, les lesbiennes juives sont des insoumises à leur devoir de reproductrices. On doit mériter d’être juif : qu’ils le veuillent ou non, les homosexuels et les ; lesbiennes restent des hors la loi de la procréation, aussi pratiquants et religieux soient-ils. La loi juive dépasse largement le dogme religieux dont elle n’est que partiellement issue : il s’agit plus d’un instinct collectif de conservation. Une minorité dont l’histoire ne représente qu’une suite de persécutions resserre les liens unissant tous les membres de la communauté pour survivre et toute déviance est considérée comme une trahison.

Le silence de la haine

On pourrait penser alors que les homosexuels et les lesbiennes ne sont ni plus, ni moins anti-sémites ou racistes que les autres. Dans le Marais, à Paris, bars et boites homosexuels voisinent avec synagogues et boucheries cashères, dans une indifférence totale. Les homosexuels et les lesbiennes ne parlent pas plus des Juifs que les Juifs des homosexuels. Lorsqu’on surprend des propos en rapport avec l’actualité, par exemple l’attentat de la rue des Rosiers, il n’est pas rare d’y discerner un anti-sémitisme primaire à peine voilé. La tendance s’accroit dans le milieu militant, fortement imprégné d’anti-cléricalisme, qui confond trop souvent pro-palestinien avec antisémitisme.

Les critiques légitimes adressées à la politique israélienne conduisent à des affirmations agressives à l’égard de tous les Juifs. Une jeune lesbienne se disait complètement scandalisée par les inscriptions fleurissant sur les murs de sa faculté : Israël, état fasciste, impérialisme juif.

Pour les homosexuels et les lesbiennes, comme pour l’ensemble des gens, un Juif est un religieux, exploitant les femmes, pro-Israélien, anti-Arabe et capitaliste (donc, forcément de droite). Quand Frédérique, qui n’est pas juive, dit à ses amis qu’elle aimait une Juive, ces gens, par ailleurs très libéraux, lui exprimèrent leur dégoût : Tu es enjuivée.

Denise racontait la triste histoire de ces deux lesbiennes qui s’aimèrent d’amour tendre, jusqu’au jour où l’une apprit que l’autre était juive : rupture sans sommations. On croit rêver et pourtant il ne fait pas bon se revendiquer juive, balader son étoile de David enlacée au sigle lesbien. A la projection d’ Anou Banou, le Film sur les bâtisseuses d’Israël, des femmes scandaient : Et les Palestiniens ?

Deux lesbiennes juives qui se trouvaient dans la salle n’ont pas osé leur rappeler que la réalisatrice, Edna Politi est une socialiste féministe qui œuvre pour le rapprochement entre Israël et les Palestiniens. Non. c’est d’abord une Juive. Les deux spectatrices ont eu peur : une peur ancestrale de cette foule qui peut se retourner contre vous parce que vous êtes différent(e) et que toute spécificité dérange.

Solidarité ?

Les lesbiennes juives restent invisibles en tant que telles : ne seraient-elles pas accusées de vouloir prendre "le pouvoir" si elles se révélaient ? C’est arrivé en Angleterre, au collectif de la "Only Women Press” qui comporte trois Juives sur quatre. Nombre de féministes leur reprochèrent de faire de l’argent, d’être des capitalistes, de vouloir tout diriger ; et elles, qui ne s’étaient jamais aperçues de leur spécificité juive, en ont fait la douloureuse expérience. Les lesbiennes du Beit Haverim entendent encore les rires et les petits murmures désobligeants qui jaillirent à la lecture des affiches qu’elles posaient dans un bar lesbien parisien. La situation parait bloquée : pour les Juifs, comme pour les homosexuel(les), lesbiennes et homosexuels juifs n’existent pas, ne doivent pas exister. De quel droit ? Nous en revenons toujours à la norme instaurée par chaque minorité et qui n’accepte aucun détour, permettant ainsi à la majorité de mieux diviser pour régner. Quand accepterons-nous l’idée qu’il n’existe ni minorité ni majorité mais une mosaïque infinie d’individualités qui doivent d’abord apprendre à s’écouter pour faire échec à une oppression à laquelle personne n’échappe ?

Nous sommes tous le Juif de quelqu’un.

Nous tenons à remercier le Beit Haverim sans lequel cet article n’aurait pas été possible.

Pour discuter et échanger vos ID. Des lesbiennes juives, LESBIA et le BEIT HAVERIM vous invitent JEUDI 22 NOVEMBRE A 20 H, RUE MARCADET - PARIS 18e

LESBIANISME ET MINORITES : LESBIENNES JUIVES (II), Muriel Golrajch et Christine Jouve, Lesbia, décembre 1984

Lesbienne et juive. Recouvrant deux réalités qui semblent à première vue antithétiques si l’on conçoit le judaïsme comme une religion et une religion seulement et le lesbianisme comme une simple orientation sexuelle, ces deux termes accolés peuvent paraitre étranges. Pourtant, de plus en plus de lesbiennes juives, surtout dans les pays anglo-saxons, commencent à affirmer leur double identité et à lutter contre leur double oppression en tant que lesbienne et en temps que juive. Se réclamer du judaïsme en tant que lesbienne, c’est non seulement adopter une position doublement critique face à l’oppression mais c’est aussi affirmer une identité dérangeante envers les deux communautés.

Comment se réclamer du judaïsme en étant lesbienne ? Que recouvre l’identification au judaïsme et quelles en sont ses limites ? Telles sont parmi tant d’autres les questions qui se posent à celles qui ont choisi de ne plus se taire de ne plus privilégier une part de leur identité par rapport à l’autre.

L’invisibilité : avantage ou inconvénient ?

Contrairement aux lesbiennes des autres minorités les lesbiennes juives ont l’immense avantage ou inconvénient d’être invisibles. Avantage qui leur est reproché ou tout au moins attribué avec envie par les lesbiennes de couleur. L’invisibilité est par contre ressentie par les juives elles-mêmes comme une preuve de la réalité de leur oppression. Si elles sont reconnues parce qu’elles sont blanches donc conformes au modèle de la culture occidentale dominante, c’est qu’elles sont aussi complètement niées.

Leur négation en tant que minorité, leur absence de tout “signe extérieur d’oppression” s’expliquent aussi par leur silence. Ce long processus d’intériorisation de l’oppression, voire même d’un sentiment de culpabilité qui tend à disparaître avec l’éclosion des groupes. L’invisibilité a longtemps été considérée comme la meilleure façon d’exorciser l’antisémitisme d’autant que par une gymnastique d’esprit aussi étrange que perverse, les juifs, quelle que soit leur position dans la société ont toujours été accusés de tous les maux possibles et inimaginables. Cette même crainte de provoquer des réactions antisémites causées par un judaïsme trop “voyant “ n’épargne pas les mouvements féministes. Evelyn Torton Beck affirme dans Nice Jewish Girls : “La quasi-invisibilité des juives dans le mouvement féministe lesbien peut elle-même résulter de l’antisémitisme. Qu’il soit réel ou redouté, en réaction à la crainte que si les juives étaient visibles en tant que telles, elles seraient accusées d’avoir pris le contrôle du mouvement“. Sans commentaires...

Une identité en porte à faux

Si les lesbiennes juives se trouvent confrontées à une telle opposition, même de la part du Mouvement féministe/lesbien, c’est qu’elles s’attaquent à un problème encore tabou et ce, dans tous les groupes sociaux. Leur position est très inconfortable. Se réclamer du judaïsme tout en s’opposant au patriarcat n’est pas particulièrement facile. La plupart d’entre elles ne considèrent pas le judaïsme comme une religion et sont parfaitement athées.

Elles considèrent que l’oppression de la femme est l’oppression première et ne cherchent pas, au contraire, à occulter l’oppression spécifique des femmes juives au sein de leur communauté. Le judaïsme est bien plus qu’une religion. Demandait-on aux juifs des pogroms, des rafles et des camps d’extermination s’ils étaient ou non religieux ? Les nazis ne s’embarrassaient certes pas de cette précaution. Sauf à une époque reculée. Les Juifs ont rarement été persécutés pour des motifs purement religieux mais au nom d’un ordre social qu’ils étaient accusés de troubler par leur seule existence. La tradition séculaire de l’oppression, de la fuite et de l’exil a laissé des traces, des comportements et un imaginaire collectifs particuliers. En un mot, une identité, un sentiment d’appartenance très fort. Les lesbiennes juives se réclamaient non pas de la religion juive mais du peuple juif, de ses souffrances et de ses espoirs.

Les réactions à l’intérieur du mouvement

Quelles sont les positions politiques du mouvement féministe lesbien par rapport à l’éclosion de ses minorités et de la minorité juive en particulier ? L’ensemble du mouvement tend à ne prendre en compte qu’une seule identité, celle de femme.

Mais comment peut-on ainsi escamoter les différences culturelles ou ethniques au nom d’une identité qui aurait le pouvoir magique et instantané d’effacer toutes les autres ? On n’est ni femme ni lesbienne “ex-nihilo”, on vient toujours de quelque part, qu’il s’agisse d’un territoire géographique, mental ou social. Être femme lesbienne n’a pas le pouvoir de transcender la réalité socioculturelle dont on se réclame ou qui nous construit.

Un courant de lesbiennes radicales accuse les lesbiennes qui se réclament des minorités de diviser le mouvement et de faire du racisme à rebours. Argumentation classique et complètement galvaudée tant elle fut –est toujours ?– employée mal à propos. Dans le numéro treize de la défunte revue “Espaces”, Irène signe un article sur une conférence nationale de lesbiennes qui s’était tenue à Londres en mai 83. S’opposant violemment à tout regroupement des lesbiennes qui connaissaient des oppressions spécifiques et plus particulièrement aux lesbiennes juives, elle s’étonne que ces dernières puissent vouloir parler d’autre chose que de religion. Les lesbiennes juives athées n’auraient, selon elle, aucune raison de se réclamer du judaïsme. Il faut une bonne dose d’aveuglement ou de mauvaise foi pour réduire l’identité juive à une seule dimension religieuse et nier sa réalité à toutes celles qui s’en réclament.

Je ne crois pas en une sorte de “nation lesbienne une et indivisible”. Prendre en compte les revendications des lesbiennes des minorités, écouter leurs voix, c’est nous aider à mieux nous connaître les unes, les autres, peut-être à parvenir à annihiler les relents d’intolérance voire de racisme qui existent aussi chez les lesbiennes. Le lesbianisme ne nous dispense pas du racisme et de l’antisémitisme qui sévissent dans la société en général.

En avoir conscience, c’est déjà vouloir les vaincre.

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lundi 2 mars 2020

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